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des Hébreux était « le saint des saints ? » Rien ne peut donner idée de la hauteur, de l’immensité, de la couleur de cette perspective, surtout lorsque, assis sur un des blocs effondrés vers l’entrée, on a devant soi une forêt de cent trente-quatre colonnes énormes aux chapiteaux épanouis en pétales de lotus ; de ce ciel, d’une couleur si intense là où il est encadré sévèrement dans une ouverture du toit, puis si délicat là-bas de l’autre côté du Nil.

Entre cette colonnade unique au monde et le fond de montagnes aux couleurs changeantes, vient d’abord une esplanade dorée : c’est la cour sablonneuse qui sépare le grand temple de son pylône colossal. Par sa porte gigantesque, nous apercevons la ligne verte des prés qui s’étendent jusqu’au Nil. Un seul palmier, merveilleusement placé par le hasard presque dans l’axe de la porte, se découpe sur l’horizon incomparable. L’intérêt profond des curiosités historiques, même la beauté très réelle des autres ruines de Karnak, disparaissent. Tout se résume dans cette vue absolument parfaite. De grands éperviers volent en cercle au-dessus de cette splendide désolation comme ils volaient il y a trente siècles au-dessus de sa gloire. Impossible de rester longtemps seuls à nous pénétrer de cette magnificence. Les Arabes, les marchands d’antiquités nous y découvrent bien vite, et puis l’aveugle traîné par un gamin et puis l’épileptique tordu qui arrive en rampant, image vivante du démoniaque de l’évangile, et puis le petit vaurien absolument nu tenant à la main son tout petit haillon. Renvoyons-les en mêlant nos bakchichs de menaces de coups de canne et restons encore aux pieds de ces gigantesques colonnes, merveilles de noblesse, de force ; la plus grandiose œuvre architecturale qui ait été conçue. Pouvons-nous nous représenter ici ce que nous disait dernièrement M. Maspero, que ce temple de Titans est miné par le travail incessant du Nil, s’infiltrant dans les fondations, et que le plus léger tremblement de terre, qu’une assise ébranlée, suffirait pour faire effondrer le colosse ? Survivre à Karnak, croire à sa fragilité, n’est-ce pas la plus étrange et la plus bouleversante des possibilités ?

Nous sommes presque saturés de tant de beauté, écrasés de tant de grandeurs, et nous rentrons, car nous ne pourrions voir autre chose.


18 janvier.

Nous nous mettons en route de bonne heure, commençant par la plus fatigante de nos courses. Notre but est, la vallée des Rois, dans les montagnes de la chaîne libyque. Traversant une première branche du Nil sur une barque à rameurs, nous débarquons sur une longue île aride qui pendant six mois est couverte d’eau et qui,