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cependant nous propose de redescendre à Assouan par les rapides de la cataracte. Il nous offre sa felouque et nous accompagne. La chaloupe est lourdement construite. Douze hommes éprouvés tiennent les rames. La première demi-heure est idéale. La petite île devient plus pittoresque à mesure que chaque coup de rame nous en éloigne. A 200 mètres, elle forme le plus ravissant tableau, encadré par le fleuve et les rives nubiennes qui s’y reflètent. Nos matelots sont tous nègres, grands diables berbères qui rament vigoureusement en chantant. Le soleil baisse. L’eau murmure sourdement, mais sa surface est encore lisse comme un miroir. Quelle douce traversée ! J’étais un peu honteuse de mes appréhensions quand, subitement, le courant s’accentue et un premier remous violent, puis un second, fait tournoyer la chaloupe. Nous arrivons à un archipel de rochers qui arrêtent brusquement le fleuve, et il faut une adresse prodigieuse au pilote pour les éviter. Pendant une demi-heure, nous courons avec une violence extrême, les rameurs faisant des efforts surhumains pour lutter contre les tourbillons ou les rapides. Trois endroits sont particulièrement redoutables, et alors les chants, les invocations à Allah redoublent. Ils les hurlent en ramant comme des démons. Quels poumons ! grands dieux ! La sueur ruisselle sur leurs noires figures. Ils ont jeté manteau, turban, calotte à leurs pieds et s’arc-boutent tout droit, debout, contre leurs rames pour résister au courant. Par instans, notre felouque, lancée entre deux murs de rochers, vole, rapide comme la flèche ; une seconde de plus et nous disparaîtrons dans le gouffre écumant où nous serons brisés contre les récifs. Mais le cheik de la cataracte est un habile homme : prompt comme l’éclair, il fait obéir la felouque au moment précis et, triomphant, nous fait filer le dernier rapide sans encombre.

Le moindre accident ici serait fatal. L’émotion passée, nos Arabes entonnent une chanson berbère, très différente de la mélopée lamentable des momens difficiles. Ici il y a un couplet très rythmé sur trois notes. Le premier chanteur dit seul quatre mesures, puis le chœur reprend le refrain sur un seul et même mot, et ainsi alternant pendant vingt minutes.

Le soleil couchant dore les roches sablonneuses qui bordent le fleuve et reluisent comme de grands cônes ou de longues murailles de cuivre rouge. Il fait tout à fait obscur quand nous rentrons dans notre domicile du Boulaq.


15 janvier.

Tous debout de bonne heure, pour profiter de notre matinée dans la ville. Le temps est splendide, le soleil torride, mais le vent du nord si glacial que mon manteau de fourrures est indispensable.