Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/752

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la sénilité ne se dissimulait plus assez. On l’avait surnommé « le prince des critiques, » et cela ne lui déplaisait pas. Croyait-il à sa couronne ? Sans aucun doute, et on était mal venu de ne pas l’acclamer.

J’avais fait dans le Journal des Débats un article pour signaler la publication du Capitaine Fracasse, et j’avais naturellement profité de l’occasion pour rendre à Théophile Gautier ce qui lui était dû en qualité de poète et de critique dramatique. Cela ne fut pas du goût de Janin, qui m’interpella et me demanda pourquoi je l’avais « éreinté. » La question me parut si étrange que j’y répondis par une autre question : « Où donc vous ai-je éreinté ? — Dans le Journal des Débats, dans mon propre journal, en faisant l’éloge de Gautier. » Je restai stupéfait et ne répliquai point. Il avait toute liberté d’appréciation dans son feuilleton du lundi ; il en usa. Sans que l’on sût pourquoi, il modifiait son opinion lors même que le talent des acteurs dont il parlait ne s’était point modifié. Après avoir « inventé » Rachel, il ne la ménagea guère et un beau jour chanta de nouveau ses louanges. Il se faisait aider parfois et acceptait des collaborations anonymes ; dans son roman de Barnave, l’épisode des filles de Séjan a été écrit tout entier par Félix Pyat, les pages sur Mirabeau sont d’Auguste Barbier, différens chapitres ont été faits par Edgar Quinet, par Théodose Burette, et la préface est d’Etienne Béquet. Je lui ai entendu raconter que lorsqu’il avait commencé l’Ane mort et la Femme guillotinée, il n’avait eu d’autre intention que de ridiculiser les lugubres inventions du romantisme, puis que, peu à peu, le sujet l’avait saisi et qu’il avait terminé d’une façon sérieuse un livre dont le début visait à la parodie. Lui aussi, comme le père Patin, mais moins heureusement, il avait la monomanie d’Horace, il aimait à réciter ses vers et je crois même qu’il essaya de le traduire, ce qui est une faiblesse pour un homme d’esprit. Sa personnalité se répandait jusque dans ses feuilletons ; il y parlait de son bonnet de coton, il y célébrait son perroquet ; il fit plus, il y raconta son mariage, ce qui fut trouvé d’une délicatesse discutable. C’était un gros enfant, que le public avait gâté, qui souvent dépassa la mesure et ne s’en aperçut pas. Il avait le travail d’une extrême facilité et a beaucoup produit. La quantité de préfaces et d’avant-propos qu’il a écrits est extraordinaire. Il n’est pas un recueil, un almanach, une publication de son temps où le fameux J. J. ne se rencontre. Son feuilleton hebdomadaire des Débats ne lui suffisait pas, il envoyait des Courriers de Paris à des journaux étrangers ; la plume ne quittait pas ses doigts et son écriture était telle qu’il ne parvenait pas à se relire. Il faisait le désespoir des typographes et déroutait les protes les plus exercés. Dans les dernières années de sa vie, — il est mort en 1875,