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câline habituel qu’en parlant irrévérencieusement de Mme de Sévigné, dont il était amoureux ; aussi avait-il quelque commisération pour Victor Cousin, qui s’était déclaré le champion de Mme de Longueville. Sacy levait les épaules et disait : « Ce pauvre Cousin ! il ne sait même pas que Tallemant des Réaux raconte que sa Dulcinée, — qui ne fut qu’une coureuse, — avait les mains sales ! » Des choses de notre temps, la politique seule l’intéressait ; à part les débats législatifs, les révélations diplomatiques et les modifications ministérielles sur lesquels il écrivait des articles vifs et très sensés, il vivait dans le siècle de Louis XIV avec sa chère marquise, La Bruyère et Racine. Je gagerais qu’il n’a jamais lu un vers de Musset, ni une page de George Sand. Un jour que je lui parlais de l’Histoire romaine de Mommsen, il me répondit : « En fait d’histoire romaine, je m’en tiens à Rollin. » Le vieux sang janséniste qui coulait dans ses veines n’avait point perdu toute chaleur ; la promulgation du dogme de l’immaculée conception le blessa ; lorsque Ernest Renan publia sa Vie de Jésus, il lui dit : « A quoi bon ce cinquième évangile ? Les quatre autres suffisaient. » Il était ferme et, malgré sa grande douceur, ne cachait point son opinion. Lorsque la commission du budget, voulant punir Camille Rousset d’avoir substitué la vérité à la légende des volontaires de 1792, supprima le poste d’archiviste du ministère de la guerre[1], Sacy alla trouver le ministre et lui dit : « Monsieur, de tous les attentats contre la liberté, le plus coupable est celui qui touche à la liberté de l’histoire, et cet attentat vous l’avez laissé commettre. »

Eugène Labiche, qui lui a succédé à l’Académie française, a fait de lui un portrait exquis et ressemblant. Ce nom de Sacy, illustré par une traduction de la Bible, cette qualité de janséniste, qui implique une idée de raideur et de sécheresse, le faisaient imaginer tout autre qu’il n’était. En lui rien de rogue, rien de pédant, rien même de trop réservé. Il aimait la plaisanterie et quand elle était trop salée, au lieu de se renfrogner, il riait aux éclats. Les mots de Molière lui étaient familiers et il les employait, sans doute pour rendre hommage à la littérature du siècle de Louis XIV. Alerte et frétillant, la tête couverte d’un bonnet de velours noir, les pieds dans des chaussons de drap, il allait et venait dans le bureau de rédaction en fredonnant les airs du Devin de village : « Non, Colette n’est pas trompeuse, » C’est là que s’était arrêtée son éducation musicale ; les sonorités d’aujourd’hui auraient blessé la délicatesse de ses oreilles. Il était fin en toutes choses ; en peinture, les coloristes devaient l’effaroucher et je m’imagine que Giotto, tendre,

  1. Commission du budget de 1876 ; président : M. Gambetta ; rapporteur du budget de la guerre : M. Langlois.