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un volume grand in-quarto, tiré à vingt-cinq exemplaires. Avoir été Penserosa, avoir reçu des lettres de Victor Hugo qui disaient : « O ma sœur ! » avoir senti sur son front les couronnes académiques et en être réduite à parler de bavolets, de vertugadins et de jarretières hygiéniques, c’est pénible. Mais le plus pénible, c’est que l’on payait cette malheureuse en nature. C’est là un vilain métier : j’en sais qui l’ont fait et qu’à cause de cela je na citerai pas, quoique je les aie connus et que leur nom ait eu de la notoriété. Parfois la Muse était encombrée de chiffons et de falbalas qu’elle ne parvenait pas à vendre. Un jour, elle vint me raconter qu’elle avait un stock de quatorze chapeaux, — tout neufs, — dont elle voudrait bien se défaire, et me pria de les « placer » chez les femmes que je voyais. Je déclinai la mission, et elle parut étonnée.

En 1860, elle était en Italie ; je l’aperçus à Naples et je me détournai. Il me serait facile de la suivre dans ses dernières étapes ; à quoi bon ? Flaubert, qu’elle alla relancer à Croisset, jusque dans le salon de sa mère, Flaubert à la tête duquel elle lança une bûche enflammée, avait fini par s’en débarrasser. Elle vint mourir à Paris en 1875. Esprit fort, niant tout, parce qu’elle n’était qu’une négation, voulant faire autour de son cercueil un bruit qu’elle n’avait pas obtenu de son vivant, elle écrivit ses dispositions dernières et exigea un enterrement civil. Elle fut obéie. On fit transporter le corps dans je ne sais plus quel village des environs de Paris et, à sept heures du matin, on le déposa dans un coin du cimetière ; personne ne s’en aperçut. C’est à peine si les journaux parlèrent d’elle ; depuis bien longtemps, elle était rentrée dans l’obscurité, dont, à proprement parler, elle n’était jamais sortie, quoiqu’elle regardât avec complaisance du côté de la postérité. Son épitaphe ne serait pas longue : Ici gît celle qui a compromis Victor Cousin, ridiculisé Alfred de Musset, vilipendé Gustave Flaubert et tenté d’assassiner Alphonse Karr : Requiescat in pace !

En 1863, après la publication de Salammbô, un tel applaudissement retentit autour de Flaubert, qu’elle essaya de le ressaisir et de s’en parer ; il résista et pour toujours lui tint sa porte close. Cette œuvre nouvelle dénonçait chez Flaubert des aptitudes que les lecteurs superficiels de Madame Bovary ne soupçonnaient pas. Je le répète, c’est sur ce roman qu’il doit être jugé comme écrivain, c’est là qu’il s’est abandonné sans contrainte ; il n’a rien réservé et s’y est mis tout entier. C’est de ce livre qu’il a toujours parlé avec le plus de tendresse ; il s’irritait quand on l’appelait l’auteur de Madame Bovary et, au fond de son âme où il me laissait lire, il était humilié des œuvres nées de la sienne et qu’on lui comparait. Ernest Feydeau, après avoir fait Fanny, qui eut un grand succès, s’imagina que tout le génie littéraire du XIXe siècle s’était concrète en lui. Mérimée