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: Amour, mon bien suprême et que j’avais perdu !

J’ai cru pendant trois ans te vaincre et te maudire,
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit te voilà revenu.

Eh bien ! deux mots de toi m’ont fait le roi du monde
Mets ta main sur mon cœur, sa blessure est profonde ;
Élargis-la, bel ange, et qu’il en soit brisé.
Jamais amant aimé mourant pour sa maîtresse
N’a dans des yeux plus noirs bu la céleste ivresse,
Nul sur un plus beau front ne t’a jamais baisé[1].

George Sand avait promis de détruire les lettres et elle les a détruites, car c’était un honnête homme ; elle a toujours gardé une invincible discrétion sur certains faits relatifs à ses liaisons et jamais elle n’aurait manqué à cette discrétion à l’égard de Musset, pour lequel elle avait conservé une tendresse émue. Lorsqu’elle lui écrit, elle l’appelle : « Mon pauvre enfant, » et lorsqu’il lui répond, il lui dit : « O mon grand George ! » La nuance est remarquable ; je la constate dans les lettres dont je viens de parler et qui ont été écrites après la rupture, l’horrible rupture, à Venise :

Là mon pauvre cœur est resté ;
S’il doit m’en être rapporté,
Dieu le conduise !

Dans la première des Lettres d’un voyageur, George Sand a fait son propre portrait en deux lignes : « Une âme irritée, sombre et hautaine, avec un caractère indolent, silencieux et calme. » C’est pourquoi elle n’a jamais procédé que par coup de tête, avec une résolution qui semblait subite, mais qui était le résultat de la victoire de l’âme sur le caractère. Je l’ai connue. Lorsque je la vis pour la première fois, elle était bien près d’avoir soixante ans. C’était dans un petit appartement de la rue Racine ; il fallait montrer patte blanche et dire : « Shiboleth ! » avant d’être introduit. L’entrée du salon où elle se tenait était gardée par un homme d’assez fâcheuse apparence, de visage maigre, de regard mobile, de mains douteuses. C’était un graveur délabré qu’elle traînait alors à sa suite et qui semblait exercer autour d’elle une surveillance inquiète. Elle roula une cigarette qu’elle m’offrit, parla fort peu, et me voyant surpris de son silence, elle me dit : « Je ne dis rien parce que je suis bête. » Ceci était excessif ; elle n’était que timide et, comme les gens qui écrivent beaucoup, elle éprouvait quelque charme à se taire. Dans sa robe de « petite soie » puce et ses brodequins faits

  1. Ces vers sont souscrits : Fait au bain, 2 août.