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de la génération actuelle, qui, tous, savent les poésies d’Alfred de Musset, les citent et les répètent, croiront-ils qu’il était inconnu au temps de ma jeunesse ? Inconnu, je m’explique. Il était célèbre parmi les jeunes gens des lettres et des arts, dans quelques salons féminins, mais sa réputation flottait au milieu de groupes privilégiés et n’en débordait pas. Lui qui sera peut-être le grand poète de notre époque, — car le cri qu’il a poussé est plus humain que les clameurs des autres, — n’avait point dépassé les zones d’indifférence au-delà desquelles se rencontre la gloire. Un hasard le mit en lumière et découvrit l’auréole dont il était éclairé. Une actrice de goût, Mme Allan, fut engagée à la Comédie-Française ; elle arrivait de Saint-Pétersbourg, où elle avait souvent joué le Caprice sans que personne s’en doutât en France. Elle désira le faire donner sur la scène des Français. Par bonheur, le commissaire royal près de la Comédie-Française était François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, il avait été un des premiers à reconnaître le talent d’Alfred de Musset, avait publié ses poèmes, ses proverbes et professait pour lui une admiration sans réserve. Le Caprice fut mis en répétition, au grand scandale d’un acteur nasillard de ce temps-là, oublié aujourd’hui, auquel la prose de Musset ne semblait pas suffisante. La représentation eut lieu le 27 novembre 1847. Ce fut un succès éclatant ; ce petit acte à deux personnages révélait des qualités de langue si parfaites que l’on fut charmé. On commença dès lors à s’apercevoir qu’Alfred de Musset était un poète et qu’il y avait en lui mieux qu’un faiseur de « romances à mettre en musique. » En moins d’une semaine, il fut connu, et ce que n’avaient fait ni les Contes d’Espagne et d’Italie, ni le Spectacle dans un fauteuil, ni Rolla, ni tous ses chefs-d’œuvre, un badinage agréable le fit en une seule soirée. « Tout vient à point à qui sait attendre, » je le sais ; mais il eût été plus équitable de faire attendre Alfred de Musset moins longtemps. C’est de ce jour que ses œuvres, tirées à milliers d’exemplaires, sont dans toutes les mains et que ses vers sont dans toutes les mémoires.

Sa liaison avec George Sand a fait trop de bruit pour qu’une fausse discrétion m’empêche d’en parler. La destinée a rarement, je crois, réuni deux êtres plus disparates et plus dissemblables ; instinctivement ils devaient se repousser et ils se sont accrochés par leurs contrastes. Ces deux forçats de l’amour rivés à la même chaîne n’avaient entre eux aucun point de rapport, ni dans les habitudes de travail, ni dans les tendances intellectuelles, ni dans les aptitudes, ni dans les sentimens ; seules, les sensations ont pu les rapprocher. L’association ne pouvait durer, car elle était un contresens ; les rôles étaient intervertis ; George Sand, âgée alors de trente ans, était l’homme, et Musset, âgé de vingt-trois ans,