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Qu’il est difficile de parler d’Alfred de Musset ! Je ne sais pourquoi on l’a surnommé le poète de la jeunesse, car ce sont les lamentations qui dominent dans son œuvre, et le sanglot que lui a arraché sa douleur éclatera toujours au milieu de ses chants. Il eut plus que du talent, il eut du génie, et son génie s’est éveillé dans la souffrance. Qu’est-ce que les rodomontades de l’Andalouse et de Don Paez, — poèmes de la jeunesse, — si on les compare aux Nuits, au Souvenir, à la Lettre à Lamartine, lettre à laquelle « l’amant d’Elvire » fit la plus sotte des réponses ? Qu’est-ce que son rire, sa raillerie, ses bravades en regard de ses pleurs ? C’était un malade, on n’en peut douter. « Il fallait que tu fusses poète, tu l’as été en dépit de toi-même ; Dieu condamne certains hommes de génie à errer dans la tempête et à créer dans la douleur, » lui écrivait George Sand. L’impulsion irrésistible qui l’emportait, le cri qui échappait comme malgré lui à ses lèvres, les sensations où il cherchait un assouvissement à des désirs d’autant plus violens qu’ils étaient indéterminés, l’ivresse à laquelle il demandait l’oubli à défaut d’apaisement, l’impossibilité de jouir d’un bien possédé, le désespoir de ne plus posséder ce bien perdu, les séparations brutales, les retours impétueux, les reproches, les injustices, les violences sont le fait d’une nature mal équilibrée qui s’appartient peu, obéit à des appels instinctifs et ne se commande pas. Le génie est une névrose : n’est-ce pas Broussais qui l’a dit ? Chateaubriand, Byron, Alfred de Musset n’ont été si grands que pour avoir supporté des vibrations cérébrales dont l’intensité était un supplice. La souffrance était en eux, tout choc extérieur l’a fait résonner ; la mélodie fut la voix de leur mal, et cette mélodie, qui était le cri de leur désespoir, retentira d’un immortel écho parmi les hommes. Leur voyage a été agité ; il n’est pas un coin de la route où ils ne soient tombés, pas une pierre contre laquelle ils ne se soient blessés ; qu’ils reposent en paix ! leur plainte n’est pas près de s’éteindre ; le tombeau des grands poètes est le cœur même de l’humanité.

Pour commenter Alfred de Musset, pour expliquer son existence faite de travail et de plaisirs qui parfois dégénéraient en excès, il faudrait le prendre aux premières années de son adolescence, alors qu’il était beau comme le Chérubin de Beaumarchais, avec l’éclair du génie futur ; il faudrait raconter à quelles obsessions, à quels ordres il a obéi et mettre à nu des mystères qu’il vaut mieux ne pas dévoiler. S’il a aimé l’air vicié, c’est qu’on l’avait accoutumé, qu’on l’avait forcé à le respirer de bonne heure ; il le savait et il en a crié de détresse. En 1832, à l’âge de vingt-deux ans, lorsqu’il n’avait pas encore fait la rencontre qui devait exercer tant d’influence sur sa vie et sur son talent, il publia le Spectacle dans un