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de nous hâter. Si nous avions des raisons pour ne pas abandonner entièrement à l’Angleterre une œuvre où nous étions presque aussi intéressés qu’elle, nous en avons d’autres pour ne pas nous en reposer aveuglément sur l’immixtion turque. Notre mémoire serait-elle si courte que nous ayons déjà oublié les récentes provocations des agens du sultan à Tripoli ? Notre imagination est-elle si débile qu’elle ne puisse nous représenter les espérances suggérées au fanatisme musulman, du Liban à l’Atlas, par le débarquement des troupes du calife sur une terre qui leur avait été si longtemps fermée ? Si le pied des soldats turcs doit fouler le sol d’Égypte, fasse le ciel que nous n’entendions point l’écho de leurs pas résonner dans les sables de la syrte ou les ksours du Sahara !

Puisque nous n’avons pas su épargner à l’Égypte cette rentrée des Turcs, le mieux pour nous serait encore de ne pas laisser persuader à nos sujets musulmans que la république française s’efface humblement devant le calife. Si nous ne pouvons coopérer avec les nizams ou les rédifs, nous aurions pu occuper un point du canal de Suez, dont la protection semblait revenir de préférence à notre drapeau. De cette façon au moins, nous ne nous fussions pas absolument dissimulés dans l’ombre, à l’heure où les regards de tout l’islam se tournaient vers le Nil, et, lors du règlement des affaires égyptiennes, nous aurions eu un gage dans Port-Saïd ou Ismaïlia, comme l’Angleterre en a déjà un dans Alexandrie.

Croire que tout serait terminé par l’intervention de la Porte, même acceptée de l’Angleterre, que tout serait arrangé par la soumission plus ou moins sincère et durable d’Arabi et de Toulba, ce serait une nouvelle illusion. A quelles conditions l’Égypte sera-t-elle ouverte aux Turcs qui, en dépit de la conférence, s’y présentent déjà moins en mandataires de l’Europe qu’en maîtres et en souverains ? Combien de temps y resteront-ils et les Anglais peut-être avec eux ? Quelle garantie assurer au pâle héritier de Méhémet-Ali et d’Ibrahim contre la domination des instigateurs ou des complices presque avérés d’Arabi ? Quel ordre de choses nouveau établir en Égypte, ou comment restaurer le statu quo ante dont nous n’avons cessé de réclamer officiellement le rétablissement sans rien faire pour le faciliter ? Ce sont là des questions dont la France ne saurait se désintéresser. Puisse-t-elle y faire preuve de plus de résolution et d’esprit de suite que par le passé ! Autrement l’été de 1882 risquerait d’être plus funeste à l’influence française, plus funeste à l’autonomie égyptienne, que l’été de 1840.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.