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soupçons affichés au sud des Alpes ou au nord de la Manche contre l’ambition française. Loin de convoiter la possession de l’Egypte, la France refuse d’y intervenir pour le maintien de ses droits acquis et pour la répression d’un fanatisme dont elle doit plus que personne redouter la contagion, pour ne pas laisser enfin la place vide à l’Angleterre ou à la Porte.

C’était pourtant la plus sûre manière d’empêcher le khédive de tomber au rang d’un vali turc ou d’un rajah indien. Le gouvernement français eût voulu pour agir un mandat de l’Europe ; ce mandat, elle a beau ne pas l’avoir reçu officiellement, c’est l’intérêt européen que la France eût représenté sur le détroit artificiel de Suez. Elle y eût été, sinon le mandataire, du moins le garant de l’Europe.

Il est heureux pour les chrétiens que, sans attendre les obscures combinaisons du Divan, M. Gladstone se soit chargé de rétablir leur prestige aux bouches du Nil et de leur rendre de nouveau l’Orient habitable ; mais serait-il bon, pour la France et pour l’Europe, de laisser tout l’honneur et le profit de cette tâche à l’impératrice des Indes ou de s’en fier entièrement à la loyauté et au désintéressement des Turcs ?

Le monde est en grande partie gouverné par l’opinion ; l’idée qu’a l’étranger de l’énergie d’un peuple, de la virilité d’un gouvernement est une force que rien ne remplace et d’autant plus précieuse qu’en mainte circonstance elle dispense d’en appeler à la force matérielle ou que, si on fait mine d’y recourir, elle en double l’effet. L’Angleterre l’a compris, la France l’a oublié. Pour n’avoir pas su se décider à l’heure opportune, notre gouvernement a laissé grossir les difficultés égyptiennes, et, de peur de s’y laisser engager, il risque de les laisser trancher sans nous et peut-être contre nous. Pour n’avoir pas osé débarquer un homme sur les plages d’Egypte, il risque de nous contraindre à accroître durant des années l’effectif de nos soldats dans les oasis de la Tunisie ou dans le Sahara oranais.

A force de tergiversations et de tâtonnemens, nous nous sommes laissé devancer par la Porte en même temps que par l’Angleterre. Les décisions de la conférence, dont nous avons provoqué la réunion, les tardives offres d’intervention de la Porte, qu’en dépit de nos intérêts africains nous avons nous-mêmes officiellement sollicitées, nous ont pris au dépourvu. On dirait que notre politique n’a eu d’autre but que de se laisser distancer par les événemens pour nous rendre toute résolution inutile et toute action impossible.

La France a fait de ses mains tout ce qu’elle a pu pour s’évincer elle-même d’un pays, où il y a quelques semaines à peine elle réclamait solennellement une position privilégiée. Il a beau être bien tard pour réparer les fautes commises, la perspective d’une intervention turque, au lieu d’être pour nous un motif d’abstention, était un motif