Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/685

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pendant bien des années, le très prudent et très respectable docteur Delbrück fut son conseiller de prédilection, son homme de confiance, le plus précieux de ses outils. L’Allemagne fut bien étonnée quand elle apprit, au mois de mai 1876, que cet homme considérable, plein de savoir et d’autorité, doué de cette exactitude d’esprit à laquelle l’instinct et la fantaisie ne suppléent pas, venait de donner sa démission, qui avait été acceptée le même jour. M. de Bismarck, interpellé à ce sujet dans la chambre des députés de Prusse, affirma qu’il n’y avait pas eu entre son conseiller et lui le moindre conflit, qu’ils n’avaient jamais eu maille à partir ensemble. Cela était vrai ; on ne peut pas se disputer quand on ne se voit pas, et depuis quelque temps M. de Bismarck affectait de ne plus voir M. Delbrück, de ne plus lui parler. Il l’évitait avec soin, il ne le consultait sur rien ; il s’était choisi d’autres hommes de confiance, M. Maybach pour tout ce qui concernait les chemins de fer, M. Dechend touchant les affaires de banque et de monnaie, M. de Varnbûler dans les questions de douanes. Économiste convaincu, M. Delbrück n’avait jamais pu se persuader que tous les moyens sont bons pour subvenir aux besoins du trésor ; il détestait les expédiens financiers qui sont de nature à compromettre la prospérité d’un pays, à tarir les sources de sa richesse. Après avoir été un homme fort mile, il était devenu un homme fort incommode ; M. de Bismarck le lui fît bien voir.

Touché de la grâce, le chancelier de l’empire germanique, qui a eu son chemin de Damas, fait aujourd’hui profession de croire que le système protecteur est le salut des états, et il traite les libres-échangistes d’incorrigibles doctrinaires, d’ennemis de leur pays et de leur empereur. Les Allemands savent très bien que sir Robert Peel a changé, lui aussi, mais en sens contraire, qu’il n’a pas craint de se démentir, qu’après avoir professé toutes les théories des tories, il a aboli les droits sur les céréales. Mais ils savent que ce changement fut le résultat d’une conviction raisonnée et d’un sincère amour du bien public. Ils doutent beaucoup qu’il en soit de même pour M. de Bismarck. Leur est-il possible d’ignorer que cet homme admirable et inquiétant n’a jamais fait au dedans comme au-dehors que de la politique réaliste, et qu’il ne se soucie que d’une chose ? Il désire que l’empire allemand devienne très riche, énormément riche, qu’il le soit assez, non-seulement pour ne plus demander de subsides aux gouvernement confédérés, mais pour se mettre en état de leur distribuer des excédens et des aumônes, de leur fournir des secours, de les tenir ainsi dans une étroite sujétion. Il entend aussi que les ressources dont l’empire pourra disposer ne soient pas des ressources temporaires, qu’elles lui soient allouées une fois pour toutes, de sorte qu’il n’ait pas à compter avec les inconstances, avec les repentirs du Reichstag. Grâce à sa richesse, le chancelier tiendrait à la fois sous sa coupe les royaumes,