Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce sont là de belles conquêtes de la chimie ; mais, nous dit M. Littré, elles ne prouvent pas qu’il n’y ait pas un abîme entre la matière inorganisée et la matière vivante et que les élémens des corps vivans n’obéissent qu’aux lois chimiques. La chimie explique le mode de la nutrition des êtres, mais elle ne donne pas le secret de ce grand inconnu : Quelle est la force qui régit le mouvement de ce mécanisme compliqué ? En dehors de l’affinité chimique qui explique toutes les transformations des élémens morts, il existe des lois inconnues qui gouvernent les transformations des élémens vivans. Quand, sous le microscope, on place sur un tissu vivant une solution de fuchsine, les cellules ne se colorent pas ; si ce tissu meurt, les cellules s’imbibent immédiatement de la substance colorante. Les cellules vivantes diffèrent donc des cellules mortes. Et puis la chimie a-t-elle jamais pu produire une cellule capable de reproduction ? La reproduction, voilà la grande propriété vitale qui empêche de confondre les lois de la chimie avec les lois de la biologie, la science de la vie. Ainsi instruits par l’expérience des anciens, qui ont divagué en recherchant les causes premières, renonçons, comme nous le conseille sagement M. Littré, à découvrir la nature essentielle de la vie. « Que l’esprit humain rejette loin de lui les vains désirs qui ne sont pas de sa condition. Et, pour se payer de sa résignation, il verra se révéler à lui toutes ces agences qui accomplissent l’œuvre du monde, en cultivant l’ensemble des sciences, précieux et puissant intermédiaire entre la pensée qui contemple et le bras qui agit[1]. » Et n’imitons pas ces alchimistes du moyen âge qui, en étudiant l’essence de la vie, croyaient trouver le remède universel capable de fixera jamais dans les organes cette vie fugitive.

Mû par la même crainte des hypothèses hasardées, M. Littré a combattu en 1874, dans sa Revue de philosophie positive, les physiologistes, comme Haeckel, de Iéna, qui ont exagéré la doctrine du transformisme fondée par Darwin. M. Littré admettait que les êtres n’avaient pas été créés sur un type unique, d’après une forme unique, qui n’était qu’une forme de l’esprit de Goethe[2], mais d’après une loi de développement :


Est-ce que la commune mère,
Une fois son œuvre accompli,
Au hasard livre la matière,
Comme la pensée à l’oubli[3] !

  1. Littré, Revue 1855.
  2. Littré, les Œuvres d’histoire naturelle de Goethe.
  3. A. de Musset, sur Trois marches de marbre rose.