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immense encore[1] ! Mais la dernière ne doit pas faire oublier la première, dont nous allons tâcher de faire comprendre toute la grandeur. Sainte-Beuve a très justement dit que M. Littré était médecin par la vocation, par le dévoûment, la méthode en tout. Les études médicales ont certainement développé en lui ce sens d’observation critique qui distingue ses œuvres littéraires et les ont empreintes des procèdes sévères de l’investigation scientifique. Voilà pour la méthode ; quant au dévoûment médical, personne ne l’eut plus que lui ; les paysans du Mesnil le savent bien. Il prenait à cœur son art et ne s’endurcit jamais au spectacle de la douleur et de la mort. « Je ne connais pas de sentiment plus douloureux, écrit-il, que celui qui saisit le cœur, quand à la lumière froide et inexorable de ces lois qui ont été découvertes, on prévoit à l’avance la destruction d’existences qui mériteraient d’être conservées[2]. » Mais la compensation des souffrances de son cœur, si bon, si tendre, M. Littré la trouvait dans le plaisir d’être utile, de rendre service à ses semblables.

M. Littré professait pour la médecine les sentimens les plus élevés. Dans toutes ses œuvres il flétrit ces médecins charlatans, ces faiseurs que Plaute nous représente comme si affairés qu’ils n’ont pas le temps d’examiner leurs cliens : « Ils viennent de remettre la cuisse à Esculape et vont remettre le bras à Apollon. » M. Littré, connaissant toutes les difficultés de la médecine, n’aimait pas à en parler en public. Il ne voulait pas encourager les profanes à parler de choses qu’ils ne connaissaient pas et ne pouvaient comprendre. Et cependant tout le monde parle de médecine depuis qu’il y a des malades. On connaît l’amusante histoire du duc de Ferrare et de son bouffon. Alphonse d’Esté demande un jour « de quel mestier il y avoit plus de gens. — De médecins, lui répond le bouffon, et je vous le prouverai en vingt heures. » Le lendemain, notre joyeux compère sort dans la rue le menton bandé. Là chacun lui demande ce qu’il a ; il répond « qu’il a une douleur enragée de dents, » et chacun lui recommande « la meilleure recepte du monde. » Il arrive ainsi dans la chambre du duc, qui s’écrie en le voyant : « Hé ! Je sçay une chose qui te fera passer incontinent ta douleur. » Alors le fou jette bas sa mentonnière : « Et vous aussi, dit-il, estes médecin. J’en ai trouvé plus de deux cents depuis mon logis jusqu’au vôtre et je n’ai passé que par une rue. Trouvez-moi autant de personnes d’autre mestier[3] ! » M. Littré parlait toujours avec tristesse de cette rage des ignorans de vouloir tout affirmer, tout expliquer, connaître

  1. Voyez la belle étude de M. Caro sur Émile Littré dans la Revue du 1er avril et du 1er mai.
  2. Journal des Débats, 30 mai 1856.
  3. Laurent Joubert, Erreurs populaires, Ire partie, ch. IX.