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faire impunément tout ce qui n’est pas défendu : le propre du despotisme monarchique ou populaire, c’est que nul ne soit assuré de faire impunément tout ce qui est permis. Pour atteindre leur but, les libéraux entendent soustraire au maître, quel qu’il soit, le juge et la loi : le propre du despotisme, c’est que le juge et la loi ne soient jamais à l’abri du maître. C’est pourquoi les libéraux ne placeront pas le juge dans la dépendance d’un corps électoral.

Quelques républicains croient, il est vrai, servir la république en mettant à l’élection les fonctions judiciaires. Cependant un état républicain est celui qui peut le moins se passer d’un pouvoir judiciaire solidement constitué. C’est ce que démontra en 1825, avec une verve admirable, le grand jurisconsulte américain Story. C’est la thèse que reprit, longtemps après, l’auteur de la Démocratie en Amérique. En effet, dans une république, quand une magistrature forte et stable n’a pas le dépôt des lois, la démocratie dégénère en démagogie et, comme aucun frein ne l’arrête, elle ruine son propre principe en ruinant l’état. Le parti dominant y peut tout, pour une heure, parce qu’il ne trouve un obstacle sérieux ni dans les prérogatives du pouvoir exécutif ni dans la résistance d’une chambre haute et qu’il semble, à lui seul, personnifier la nation. Quelle sera donc la barrière aux abus de la force si le juge n’est pas, par son origine et par la permanence de ses fonctions, au-dessus des vicissitudes politiques, s’il est le prisonnier du plus fort, et si les faibles, les opprimés, les vaincus ne peuvent plus recourir à son tribunal ?

Ce n’est pas, d’ailleurs, à une république quelconque que nous devons penser, mais à la nôtre. Il appartient à ceux que la république française regarde comme ses vrais appuis d’apprécier si les fauteurs du système électif, en l’entraînant à cette révolution judiciaire, ne l’entraînent pas à quelque faute irréparable. Il ne suffit pas de tailler, il faut recoudre. Or, ce pays est habitué à une justice honnête et régulière ; il s’en passerait bien plus difficilement qu’il ne le croit lui-même et ne se remettrait pas aisément de sa surprise le jour où il en serait décidément privé. Si l’on substitue tout à coup aux juridictions actuelles des juridictions moins éclairées, moins intègres, moins impartiales, non-seulement il sera mécontent et troublé, mais il comparera bientôt le présent au passé. Or il ne s’agit pas, à coup sûr, de disputer « a qui dévorera ce règne d’un moment, » mais de fonder un gouvernement durable. Notre troisième république s’affaiblirait en désorganisant la justice. Elle s’affermirait en sacrifiant les rancunes d’une heure aux besoins permanens du pays, l’intérêt des partis à l’intérêt général, en assurant enfin l’empire des lois, c’est-à-dire en les plaçant sous la garde d’une magistrature respectable et respectée.


ARTHUR DESJARDINS.