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des juges ne regarde pas les assemblées primaires, elles affecteront de s’en désintéresser et l’assemblée électorale proprement dite sera nommée sous l’empire de sentimens exclusivement politiques. Or comment celle-ci ne refléterait-elle pas les passions de ses propres électeurs ? Si l’on nomme, aux élections préparatoires, dans quelques grandes villes, la fleur du parti collectiviste, et dans quelques arrondissemens ruraux, des chouans ou des Vendéens, les une et les autres se soucieront peu de savoir si les candidats aux fonctions judiciaires ont médité les Pandectes ou pâli sur les dossiers. Ils formeront, comme les électeurs de 1792 et de l’an V, des tribunaux ; à leur image. On retomberait ainsi dans un des plus graves inconvéniens qu’on veuille éviter en ôtant aux électeurs du premier degré le droit de nomination directe. Ceux-ci, en maint endroit, eussent involontairement désorganisé la justice ; mais si ceux-là, sur divers points du territoire, la désorganisent volontairement, on n’y aura rien gagné.

Enfin la dépendance du juge sera plus étroite encore que sous le régime du suffrage universel direct. Plus le corps électoral est nombreux et moins le fardeau de la reconnaissance est lourd, moins le ressentiment de chaque électeur est à craindre. Mais quel maître impérieux qu’un collège électoral de deux ou trois cents électeurs ! Si l’élection s’est faite à cinq ou six voix de majorité, quels ménagemens le juge ne doit-il pas garder pour conserver, avec une majorité si faible, ses chances de réélection ! Les voilà, « ces pauvres officiers, » comme les juges seigneuriaux contemporains de Loyseau, « contraints de tourner à tout vent et d’être les valets des valets et se souvenir à toute occasion du commun dire qui a été possible inventé pour eux : Ne le piquez pas, il est à madame, s’ils ne veulent se résoudre d’avoir continuellement un pied en l’air et se tenir toujours prêts à déloger. » Madame, c’est l’électeur du second degré.

C’est pourquoi les pouvoirs publics, après mûre réflexion, refuseront sans doute d’appliquer le régime électif, sous toutes ses formes, à la magistrature. Les libéraux et les républicains s’uniront pour le repousser dans l’intérêt de la république et de la liberté.

Les libéraux ! ils savent, en effet, que la liberté civile et la liberté politique sont également bannies d’un pays où les lois ne sont pas appliquées par un corps judiciaire indépendant. Il importe peu que la liberté de la presse soit écrite dans la constitution elle-même, si l’imprimerie peut être fermée par un coup de force sans qu’un tribunal ose ou veuille accueillir la réclamation de l’imprimeur. Il importe peu que la liberté individuelle soit garantie par la plus belle loi du monde, si le premier venu peut être arrêté sous un vain prétexte et jeté dans une prison sans que le juge ose ou veuille l’en faire sortir. Les libéraux demandent avant tout que chacun puisse