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inquiétés que de loin en loin et les membres des cours d’appel seront moins régulièrement traqués que les juges d’arrondissement. Mais que je plains les juges de paix ! Quelles journées et quelles nuits ! Que de fois ces mots : « Qui t’a fait juge ? » retentiront à leurs oreilles ! quelles terreurs à la veille d’une réélection ! Dans quel canton Aristide pourra-t-il se flatter de survivre à ses propres sentences et de ne pas rentrer dans le néant ?

Les partisans du système électif se figurent-ils qu’on trouvera, dans de semblables conditions, beaucoup de candidats aux fonctions judiciaires ? J’entends parler de candidats sérieux, c’est-à-dire honnêtes et connaissant les lois. Quelle perspective pour un homme probe, instruit, capable de se frayer un chemin dans le monde, ayant à la fois le sentiment de sa valeur et le souci de sa dignité ! Quelques années de subordination quotidienne et de pénible dépendance ; au terme du mandat, le juge obligé de comparaître devant ses justiciables et ses électeurs, de leur rendre ses comptes et de leur tendre piteusement la main s’il veut être réélu, maudit et méprisé des honnêtes gens s’il a montré de la complaisance, repoussé par les « politiciens » et par les meneurs s’il en a manqué. Croit-on qu’un avocat, je ne dis pas des premiers, ni même de ceux qui brillent au second rang, mais des plus humbles, pourvu qu’il ait quelques dossiers dans son cabinet et quelques cliens dans son antichambre, se résigne à jouer un pareil rôle ? Ces dossiers et ces cliens, il les gardera s’il reste avocat ; juge, après quelques années de judicature, il les aura perdus[1], et, s’il n’est pas réélu, peut-être ne saura-t-il plus comment vivre et faire vivre les siens. Il n’est pas jusqu’au jeune licencié, nouveau venu des universités, qui, à l’âge des longs espoirs et des vastes pensées, ne soit prêt à dédaigner ce vasselage éphémère et ne doive chercher, même au prix des plus rudes efforts, à se faire une place un peu moins précaire dans la société française. On n’aura donc, pour administrer la justice, sauf quelques exceptions, que le rebut du barreau ; ceux-là brigueront les fonctions judiciaires qui ne pourront pas trouver un autre emploi de leurs facultés : la magistrature, quand elle ne sera pas le marchepied des intrigans, sera l’asile des ignorans et des incapables. Imagine-t-on un Paillet, un Bethmont, un Berryer, un Dufaure, plaidant devant de pareils tribunaux ! Quel contraste et quel spectacle ! D’un côté, les maîtres de l’éloquence française, les plus grands jurisconsultes, entourés de l’estime et de l’admiration publiques, ne relevant que d’eux-mêmes, ne devant leur renommée comme leur fortune qu’à la persévérance de leur travail et à l’irrésistible ascendant de leur parole ; de l’autre, les plus obscurs, les plus

  1. C’est ce qu’a très bien expliqué M. Bovier-Lapierre dans la séance du 8 juin 1882.