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répondons-nous, pour avoir une magistrature dépendante que le premier Bonaparte la maintint amovible. Ainsi s’expliquent le sénatus-consulte du 12 octobre 1807, restreignant l’inamovibilité aux magistrats qui auraient obtenu leurs provisions après cinq ans d’exercice, si, à l’expiration de ce délai, S. M. l’empereur et roi reconnaissait qu’ils méritaient d’être maintenus dans leurs places, le décret du 24 mars 1808, qui révoqua plus de soixante magistrats des cours et des tribunaux, la loi du 20 avril 1810, qui, en donnant aux cours d’appel le titre de cours impériales, enjoignit de procéder à leur installation et en exécution de laquelle le gouvernement impérial opéra le remaniement complet de leur personnel. Il appartient aux adversaires de l’inamovibilité de revendiquer tous ces exploits du premier empire aussi bien que les anathèmes de M. de Bonald[1] ou les votes de la chambre introuvable.

Depuis 1815, les libéraux n’eurent qu’un but : assurer, par l’établissement et le maintien de l’inamovibilité, l’indépendance des juges. C’est la thèse que soutinrent et développèrent avec un grand éclat, à la chambre des députés, Pasquier, Beugnot, de Barante. Royer-Collard, que firent prévaloir à la chambre des pairs Lally-Tollendal, Mole, le duc de La Rochefoucauld, le garde des sceaux Barbé-Marbois. Après la révolution de 1830, ce furent d’autres libéraux, Villemain, Dupin, Daunant, Madier de Montjau, qui prirent en main cette grande cause, et ce dernier, dans une véhémente apostrophe, alla jusqu’à « conjurer » la chambre des députés de ne pas porter atteinte à l’inamovibilité, si elle ne voulait « renverser la société dans ses fondemens[2]. » Cependant, après la chute de la monarchie constitutionnelle, le gouvernement provisoire crut pouvoir décréter (17 avril 1848) que le principe de l’inamovibilité, « incompatible avec le gouvernement républicain, avait disparu avec la charte. » C’est Jules Favre qui lui répondit, à la tribune de notre première assemblée républicaine, en demandant à la représentation nationale de ne pas laisser croire à la nation « que le gouvernement de la république n’était qu’un gouvernement de créatures[3], » et la constituante de 1848 ne voulut pas, en effet, le laisser croire. L’inamovibilité fut maintenue. Bien plus, afin de la préserver des atteintes que le pouvoir exécutif pourrait lui porter sous prétexte de

  1. Voyez l’Officiel du 9 juin 1882.
  2. Il est vrai que le serment de fidélité exigé des magistrats fit disparaître ceux d’entre eux qui étaient le plus attachés à la branche aînée des Bourbons ; mais le refus de serment venait du juge, il lui était imposé par sa conscience : le refus d’investiture serait venu du pouvoir ; c’eût été une atteinte portée par l’arbitraire à un grand principe. (Albert Desjardins, Études sur l’inamovibilité de la magistrature, p. 30.)
  3. C’est exactement ce que répète M. Franck-Chauveau dans la séance du 8 juin 1882.