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yeux parce que la logique le veut ainsi. Ils se moqueraient de la logique et de nous, et ils auraient raison. Je me souviens toujours de la réponse spirituelle de Sainte-Beuve à des correspondans trop zélés. Dans les dernières années, où il inclinait sur bien des points vers le positivisme pratique, il écrivait à l’un d’eux : « Je vous remercie de tout ce que vous me dites d’affectueux. Mais, de grâce, pourquoi les choses ne seraient-elles pas égales entre nous ? Vous avez pitié de moi et de mon malheur. Mais vous ai-je donc parlé de mon malheur ? et qui vous a dit que j’étais si à plaindre ? Prenez garde que l’amour-propre, qui a tant de replis, n’aille se glisser aussi dans cette prétention à être plus heureux qu’un autre jusque dans ses malheurs mêmes[1]. » Miss Henriette Martineau écrivait quelque chose de semblable dans son Autobiographie : « Quelques personnes disent ne pas concevoir comment, avec mes opinions, je ne suis pas misérable au sujet de la mort et déclare qu’à ma place elles le seraient. À mon tour, je m’étonne qu’on ne s’avise pas de penser que, peut-être, on ne comprend ni mes vues ni mes sentimens. Le fait est que ma disposition générale d’esprit est bonne, et je trouve qu’une bonne disposition est un grand point ; mais la sollicitude qu’on témoigne à ce sujet et l’évidente envie de tirer parti d’une mauvaise disposition si je l’avais, sont des traits curieux dans mes rapports, soit avec certaines de mes connaissances, soit avec des étrangers qui ont la bonté de s’intéresser à mes affaires. » Devant une pareille protestation, nous n’avons qu’à nous incliner. On ne discute pas la manière dont chacun se trouve heureux. Enfin M. Littré, dans un de ses derniers écrits, racontant ses souffrances, qui étaient continuelles et vives, déclarait « que la philosophie positive, qui l’avait tant secouru depuis trente ans et qui lui donnait un idéal, la soif du meilleur, la vue de l’histoire et le souci de l’humanité, l’avait préservé d’être un simple négateur, l’accompagnait fidèlement en ces dernières épreuves. » Il n’y a rien non plus à répondre à cela. J’ai d’ailleurs plus de confiance dans les déclarations de Littré que dans celle de Sainte-Beuve, que nous avons connu dans les dernières années de sa vie trop agité, trop ombrageux, trop soucieux de lui-même et de son esprit, trop peu désintéressé de son moi littéraire pour avoir goûté une heure de vrai et calme bonheur. Pour M. Littré, c’est différent. La plénitude de sa vie intellectuelle, cette moralité supérieure acquise par sa foi dans le bien, par son tendre amour pour les hommes, par son dévoûment absolu à la vérité, cette nature, dont un de ceux qui l’ont le mieux connu a pu dire qu’elle était « essentiellement religieuse »

  1. Correspondance, tome II, p. 348.