Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

En dehors même de la fonction morale, qui méritait un examen à part, il n’est pas douteux que, le jour plus ou moins prochain où le positivisme se sera emparé du fond de l’âme humaine, il affaiblira dans une forte proportion plusieurs de nos plus précieux mobiles d’action. Serait-il possible, en effet, qu’une si complète expropriation de nos idées et de nos sentimens les plus invétérés n’eût pas une grande influence sur notre manière de vivre et même sur nos motifs de vivre ? Que de changemens sont à prévoir dans nos habitudes d’esprit quand cette révolution intellectuelle sera un fait accompli !

Il semble, au premier abord, que ce genre de questions n’existe pas pour les trois quarts des hommes. Très peu y pensent, très peu y ont pensé. La foule humaine paraît vivre, au jour le jour, sans se soucier de ce qu’est la vie, de ce qu’elle vaut, la prenant comme elle vient, en souffrant sans la maudire, facile à distraire, se contentant des joies médiocres qui traversent le cours de ses journées, sans grand bonheur et aussi sans grand malheur, sauf ceux qui dépendent du cours de la nature. Combien d’hommes engagés ainsi dans une sorte d’existence routinière faite d’insouciance et d’oubli ! Et, malgré cela, si vulgaires que soient ces destinées, bornées par quelques arpens dans l’espace et par quelques idées élémentaires dans l’ordre de l’esprit, si l’on y regardait de près, on découvrirait qu’ils ont eu presque tous un culte pour quelque chose, pour une réalité ou un rêve, pour une grande espérance ou une chimère. Ils ont eu un éveil de sensibilité plus ou moins éclairée, soit pour la religion, soit pour l’art, fût-ce sous des formes élémentaires, soit pour la nature, soit pour l’amitié. Il est tombé sur eux, on ne sait d’où, un rayon qui a coloré quelque saison de leur vie et jeté sur un point de cette surface terne une lueur par laquelle leur existence entière a été éclairée et honorée. C’est là un des traits propres à l’homme et qui le distinguent profondément de l’animal, quand même on le supposerait né autrefois sur le même degré de l’échelle des organismes. L’animal n’a jamais le rayon ; l’homme même médiocre sent parfois l’obligation de cultiver en lui autre chose que la vie instinctive ou, ce qui revient au même, le remords de ne l’avoir pas fait. Un très petit nombre s’élève jusqu’à la culture de la vie raisonnable. Mais beaucoup cèdent, ne fût-ce qu’un instant, à quelque attrait supérieur qu’ils ne savent pas définir, qui les ravit momentanément à leur humilité ou à leur misère, au-dessus d’eux-mêmes et du milieu vulgaire où le sort