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entendu la redoutable voix qui, quelques jours auparavant, dans la même enceinte, demandait si, en dehors du goût de la majorité et de ses arrêts, toujours révocables, il y avait une seule loi morale qui tint debout, si par exemple il y avait une base sérieuse à l’institution de la monogamie ? Et cependant s’il y a une institution où le devoir et le droit soient directement intéressés, le devoir de l’homme étant de garantir le droit de la femme et sa personnalité, c’est évidemment celle-là. Où donc, en dehors d’une loi supérieure, trouvera-t-on ce lien des consciences qui les empêche de se disperser dans les fantaisies particulières ou dans les libres utopies ? Mais cette loi supérieure, c’est déjà ou de la métaphysique ou de la religion, et l’on ne veut ni de l’une ni de l’autre. — On nous parle, il est vrai, de l’honneur, de la dignité. Je reconnais quelle est la force pratique de ces sentimens ; mais tout cela implique un autre ordre d’idées que celles qui tombent sous le coup de l’expérience sensible et des inductions qui en dépendent. L’honneur est un sentiment très énergique et très complexe, dont on a pu dire qu’il était la conscience exaltée du devoir ; si le devoir est atteint dans ses sources supérieures, l’honneur n’y survivra pas. Quant à la dignité humaine que l’on invoque, c’est par elle que se traduit et s’exprime en traits délicats et fiers le sentiment que, nous avons de l’excellence de la nature humaine. C’est un sentiment d’origine spiritualiste, et à ce titre il mérite d’être suspect aux yeux des logiciens de l’école. Pour toutes ces raisons, il paraît bien que la conscience n’est plus que la dernière illusion de la métaphysique expirante, ou même, comme on l’a dit énergiquement, « le dernier spectre de la religion évanouie. »

Et voyez les contradictions où se joue l’humanité. Tout ce que nous disons là est rigoureusement déduit ; au point de vue de la logique pure, nous sommes en droit de le dire. Mais, dans le fait, les plus célèbres positivistes, comme Auguste Comte et Littré, pratiquent les règles, les délicatesses mêmes et les scrupules de cette conscience morale qui théoriquement n’existe plus, ne devrait plus exister. Car c’est ne plus exister pour elle que de dépendre d’un instinct qui n’a aucune règle, qui n’a rien d’universel, qui peut se démentir d’un instant à l’autre, qui ne se révèle que par une émotion fugitive, qui a bien de la peine à soulever par momens le poids de l’égoïsme, et auquel des conseils purement humains, des inductions plus ou moins arbitraires ne peuvent conférer un caractère certain ni d’obligation ni de durée. Heureusement la source inconnue n’est pas tarie d’où sortent les belles et bonnes âmes ; elles naissent ici et là, souvent en contradiction flagrante avec les systèmes qu’elles doivent inaugurer dans le monde, et ce sont ces âmes-là qui sauvent l’humanité de la logique.