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intérêts communs, car les intérêts changent avec le temps, et l’utilité de certaines conditions empiriques peut toujours être remise en question. L’évolution le veut ainsi, et n’est-elle pas la maîtresse de la morale au même titre, qu’elle y est de la nature et de l’histoire ?

Aussi rien de plus difficile à expliquer que la formation, ou comme on dit en ce temps où l’on aime à amplifier les mots, la genèse d’une conscience positiviste, c’est-à-dire d’une conscience où il n’entre absolument aucune inspiration, aucune réminiscence du passé, d’une conscience placée en dehors de toute espèce d’idée ou de loi supérieure à l’homme. Que sera cette conscience et comment pourra-t-elle être dans la rigueur des mots une conscience morale, si elle se constitue sans aucune loi qui la domine, si elle répudie tout commandement catégorique, si elle écarte toute autorité qui puisse éclairer ses incertitudes, briser ses résistances ou condamner ses révoltes ? Comment cette conscience pourrait-elle se lier elle-même, s’obliger ? En vertu de quelle nécessité physique, ou de quelle induction, expérimentale, puisqu’on exclut toute nécessité rationnelle ou toute obligation morale en dehors et au-dessus de l’homme ?

Il n’y a pas d’erreur plus répandue que celle-ci, qui l’autre jour encore trouvait des interprètes dans nos chambres, où j’aime à recueillir l’écho plus ou moins fidèle des controverses contemporaines. On soutenait que, s’il y a des divergences, entre les hommes sur les questions religieuses et métaphysiques, les mêmes divergences n’existent pas relativement, au juste et à l’injuste, au bien et au mal. — « Tous les hommes, disait-on, sont unis dans cette communion morale du devoir qui consiste à proclamer l’existence du droit comme obligatoire pour tous ; et ceux-là mêmes qui violent la justice, l’affirment encore ; si bien que les voleurs parlent de probité et les parjures de bonne foi, et ainsi, tous rendent hommage à la conscience qui les unit[1]. » De pareilles assertions m’étonnent. Où donc a-t-on pu constater cette « communion morale » de tous les hommes dans le devoir et dans le droit ? C’était bon avant l’ère du positivisme, quand la généralité des hommes, divisés ailleurs, s’accordait sur les principes de la morale, sans regarder de trop près à l’origine de ces principes. Aujourd’hui que l’analyse s’est portée de ce côté, il n’y a plus d’illusion à se faire sur cette prétendue unanimité morale. Dans le fait il est possible que raccord apparent se maintienne longtemps par la force de l’habitude et de la tradition. Théoriquement cet accord est détruit. Il l’est depuis le jour où l’on a discuté les bases de cet accord au nom de l’expérience positive. Le législateur optimiste dont nous citons l’opinion n’avait-il pas

  1. Discussion sur le serment judiciaire, séance du 22 juin 1882.