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déterminations morales. Mais au nom de quelle considération supérieure l’homme nouveau doit-il renoncer à son bonheur personnel, si la foi scientifique règne seule dans le monde, destitué de causes premières et de causes finales, abandonné à la souveraineté des lois physiques ? Il y a une chose douteuse et qui d’ailleurs lui est étrangère, en dehors des déductions subtiles dont il n’aperçoit pas clairement le principe, la liaison et les conséquences, c’est le bonheur général et indéterminé de l’humanité. Il y a une chose claire et manifeste et qui le touche directement, qui l’attire presque irrésistiblement par toutes les séductions, c’est son propre bonheur. Vous voulez qu’il sacrifie le bien certain et qui est à lui, s’il le veut, puisqu’il n’a que la main à étendre pour cela, à un bien lointain, équivoque, indéfinissable dans sa nature, et dont il ne ressentira probablement jamais les effets pour sa part, le bien général ! Vous lui demandez trop. C’est une mystification, si c’est un calcul que vous lui suggérez ; c’est une superstition, si c’est une obligation que vous lui imposez ; dans tous les cas, c’est un métier de dupe que vous voulez qu’il fasse, et s’il a la claire vision de la vie telle qu’elle est, il ne le fera pas. En vérité pourquoi veut-on qu’il le fasse et comment peut-on l’espérer, si un être supérieur ne doit pas lui en savoir gré, si une loi sacrée par son origine ou son caractère ne lui en fait pas un devoir ? Entre les deux extrémités de cette vie s’étend un si court intervalle ! Va-t-il donc le remplir de la préoccupation obstinée du bonheur des autres ? Il a si peu de temps pour penser au sien, tant de peine pour se le procurer, tant d’efforts pour en retenir la rapide et précaire jouissance ! Il a déjà bien à faire pour ne pas trop souffrir ; un si grand nombre de chances et de risques à courir, d’obstacles à vaincre, de haines à déjouer ! Et l’on veut qu’il s’oublie pour travailler au bonheur d’un être abstrait, le genre humain, un être qui n’a pas même d’existence propre, qui n’a ni conscience ni sensation personnelle, qui ne se réalise que par des milliards d’existences successives, semblables à la mienne, pas plus dignes de respect après tout, étant faites des mêmes impressions, des mêmes joies et des mêmes douleurs que nos joies et nos douleurs, avec cette différence que celles-ci sont à moi ou plutôt sont moi-même et que les autres ne me touchent que par l’imagination. Pourquoi donc sacrifier la solide et substantielle réalité à ce qui pourrait n’être qu’un rêve ?

Pour obtenir de haute lutte ce renoncement, les positivistes comptent sur les sentimens sympathiques qu’ils essaient de porter à un degré d’intensité et d’énergie où ils seront nécessairement victorieux. La sympathie deviendrait ainsi la puissance directrice de tous les autres instincts et la force motrice de la moralité. N’y