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s’y soustraient ne le font guère impunément. La moralité, comme la science et l’esthétique, est intimement incorporée à la société générale ; elle existe par elle, croît par elle, et en retour exerce sur elle son action bienfaisante. C’est pour cela que les individus ne peuvent rien contre elle, et que sa sanction a un pouvoir non-seulement incontestable, mais incontesté[1].

On remarquera dans cette théorie un grand effort pour lier le bonheur de l’individu à celui de la société, pour convertir l’un dans l’autre, un élan imprimé aux sentimens sympathiques pour les exalter. Selon une formule qui plaît à M. Littré et qui met en opposition les trois théories du bonheur où se résume à ses yeux le travail de l’humanité, la rédemption païenne avait un caractère matériel ; la rédemption chrétienne avait un caractère de salut individuel ; la rédemption positive a un caractère de morale sociale. Le célèbre professeur anglais Huxley, partant de principes analogues, arrive à peu près au même résultat. Ayant à parler du bien suprême qui comprend deux termes, bonheur et moralité, il accorde que l’on fasse une distinction. S’il s’agit du bonheur, on peut entendre celui d’une société ou celui des membres qui la composent. S’il s’agit de moralité, on peut distinguer la moralité sociale, laquelle a pour critérium et pour objet le bonheur de la société, et la moralité personnelle dont le bonheur individuel est le critérium et l’objet. Très bien. Mais quand ensuite il arrive à donner des explications, ces explications ne portent que sur un seul point, le bonheur social, la moralité sociale[2]. Dès lors on comprend qu’il puisse dire : « Arrive que pourra de nos croyances intellectuelles, de notre éducation même ; les charmes de la sainteté, les laideurs du mal demeureront, pour ceux-là qui ont des yeux pour les voir, non point de simples métaphores, mais des sentimens réels et profonds. » A plus forte raison entendons-nous Tyndall, beaucoup moins avancé dans le sens des négations que M. Huxley, déclarer que, tout en ayant rejeté les croyances de ses jeunes années, « il n’est aucune des expériences spirituelles qu’il connaissait alors, aucun accomplissement du devoir, aucune œuvre de miséricorde, pas un acte d’abnégation, pas une pensée solennelle, pas une joie dans la vie ou dans les aspects de la nature qu’il ne veuille garder encore. »

Toutes ces aspirations, très respectables en elles-mêmes, sinon très logiques, viennent aboutir à cet hymne de George Elliot, qui les a recueillies dans son âme de poète et qui les exprime avec une sorte de foi exaltée :

  1. Théorie positive de la révélation et de la félicité, chap. XVVIII de Conservation, Révolution, Positivisme, pages 416-429.
  2. W. Mallock, traduction française, p. 42.