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sorte d’épouvante, quand ils mesurent par la pensée les vides qui vont se creuser dans la conscience humaine à la place des croyances disparues. Les autres, à la vue d’une humanité transfigurée, se jettent à corps perdu dans des espérances et des enthousiasmes sans limites ; ils n’aperçoivent plus d’obstacle dans cette voie triomphale qui s’ouvre devant l’homme se consacrant dieu de ses propres mains, le dernier dieu, c’est-à-dire l’être le plus élevé qu’il lui soit donné de concevoir. D’autres enfin, bien que favorables théoriquement aux nouvelles doctrines, ne peuvent s’empêcher d’être soucieux devant les grands changemens qu’ils prévoient : ils ont des visions attristées sur ce lendemain de l’humanité qui va sonner à l’horloge des siècles. Tous sentent qu’il y a là une question à la fois inévitable et dramatique.


I

C’est de cet ordre d’idées qu’est sorti récemment un livre qui a fait sensation en Angleterre et dont le titre est significatif autant que le succès lui même : Is life worth living ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue[1] ? Vivre, si l’on doit repousser comme une chimère tout idéal supérieur aux faits et aux lois physiques, vivre alors en vaudra-t-il le tracas et l’effort ? Tel est le sujet, vivement exprimé par ce titre original et inquiétant. Une critique sévère aurait à signaler dans ce livre de graves défauts : trop de questions mêlées ensemble et qui gagneraient à être séparées, des surcharges et des lacunes dans la teneur générale du raisonnement, un désordre qui n’est pas toujours un effet de l’art, des plaisanteries d’un goût douteux, un humour sans légèreté ; en revanche, on n’y peut méconnaître une dialectique pénétrante, tenace, subtile, une étude profonde du sujet, une connaissance exacte du problème et de ses conditions fondamentales, une probité de pensée et de sentiment qui inspire la confiance au lecteur. Tel qu’il est, et malgré ses défauts trop visibles, le mérite de ce livre est de nous donner à penser sur un sujet d’un haut intérêt et d’avoir nettement posé la question en la prenant dans la conscience moderne qui la pose elle-même en termes irrécusables, chaque jour, avec une curiosité toujours plus pressante. Cette question, il est bon que chacun des hommes de ce temps, et qui pensent, s’habitue à la traiter sous tous ses aspects, avec calme, sans illusion, dans un esprit de sincérité absolue.

Nous n’avons pas à donner ici l’analyse du livre de William

  1. Deux traductions viennent de paraître simultanément. Nous nous servirons de celle de M. Salmon, autorisée par l’auteur, en la modifiant parfois, en la resserrant surtout.