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l’empereur vint à Feydeau sans être annoncé. On y jouait Héléna pour la première fois. Il demanda Méhul après le premier acte et lui dit : « J’arrive de Givet ; j’y ai vu votre père en bonne santé et j’avais hâte de m’acquitter de la promesse que je lui ai faite de vous donner de ses nouvelles. » Quelques jours plus tard, le père de Méhul recevait le brevet d’adjudant du génie chargé de veiller à l’entretien des fortifications de Charlemont. Membre de l’institut, de la Légion d’honneur et l’un des trois inspecteurs du Conservatoire, Méhul avait aussi à faire valoir ses titres de lettré. On a de lui deux rapports célèbres qu’il lut à l’Académie des beaux-arts, l’un sur l’état futur de la musique en France ; l’autre sur les travaux des élèves du gouvernement à Rome. Il y eut même telle occasion où ce talent de plume qu’on lui connaissait tint en arrêt les malveillans. Grétry, dans ses Essais sur la musique, encore inédits, attaquait violemment le nouveau style introduit aux théâtres Favart et Feydeau par Méhul et Cherubini. Le duo d’Euphrosine était surtout pris à partie. Méhul en fut informé. Peu de jours après, il demande à son confrère des nouvelles des Essais. « L’ouvrage est sous presse, dit Grétry. — Tant mieux ! répond Méhul, car moi aussi j’ai mon mot à dire sur les musiciens de notre temps, et votre succès va m’encourager. » Il n’en fallut pas davantage pour changer en or pur le plomb vil qu’on se préparait à décocher ; Grétry, redoutant la riposte, sacrifia sa diatribe contre le duo d’Euphrosine et lui substitua l’éloge du même morceau que nous lisons à la page 60 du tome II des Essais sur la musique : « L’orchestre immense de l’Opéra avait déjà étonné les spectateurs par ses déploie mens magnifiques ; mais on était loin de s’attendre à des effets terribles sortant de l’orchestre de l’Opéra-Comique : Méhul l’a tout à coup triplé par son harmonie vigoureuse et surtout propre à la situation. Il a dû voir qu’il est inutile d’exiger des musiciens de l’orchestre des effets extraordinaires ; soyons forts de vérité, l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. Je ne balance point à le dire, le duo d’Euphrosine est peut-être le plus beau morceau d’effet qui existe. Je n’excepte pas même les beaux morceaux de Gluck. Le duo est dramatique. C’est ainsi que Coradin furieux doit chanter, c’est ainsi qu’une femme dédaignée et d’un grand caractère doit s’exprimer ; la mélodie en premier ressort n’était point ici de saison. Ce duo vous agite pendant toute sa durée ; l’explosion qui est à la fin semble ouvrir le crâne des spectateurs avec la voûte du théâtre. Dans ce chef-d’œuvre, Méhul est Gluck à trente ans ; je ne dis pas Gluck lorsqu’il avait cet âge, mais Gluck expérimenté et lorsqu’il avait soixante ans, avec la fraîcheur vigoureuse du bel âge. Après avoir entendu ce morceau dont le premier mérite, à mon gré, est d’être vigoureux sans prétention et sans efforts pour l’être, je destine de bon cœur à mon ami Méhul l’épigraphe que Diderot avait jadis placée sous mon portrait :