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souffrance chez l’être qui aime, est en contradiction avec la béatitude d’un être parfait ; et s’il ne la produit pas, en quoi ressemble-t-il au sacrifice douloureux que l’on nous demande par imitation de l’amour éternel ? Ne pouvant se faire souffrir lui-même, l’être absolu nous passe le rôle qu’il ne peut personnellement remplir, et c’est en nous seulement qu’il souffre ; c’est donc dans la personne d’autrui qu’il se sacrifie, et, en dernière analyse, il sacrifie les autres. Si l’homme pratiquait ce genre de sacrifice, ce serait plus que jamais l’analogue de la haine et non de l’amour.

La vérité est que toutes les hypothèses, appliquées à l’absolu sont également irrationnelles et que l’idée de l’amour, comme nous l’avons vu déjà pour celle de la beauté, perd toute signification dès qu’on veut lui en donner une a surnaturelle » et « transcendante. » Le point de vue immanent, — c’est-à-dire phychologique, social et cosmologique, — est ici le seul vrai, tout au moins le seul intelligible et le seul utile. Le reste est affaire de foi individuelle, et il ne faut pas confondre la foi avec la science ou, qui plus est, avec la « conscience immédiate. »


VI

Selon M. Ravaisson comme selon le spiritualisme traditionnel, s’il n’existe pas au-dessus de la nature et de l’homme une perfection actuelle, le progrès futur est impossible pour l’univers. M. Ravaisson appuie ce recours au surnaturel, dans la question de la destinée du monde comme dans celle de son origine, sur une importante formule métaphysique qu’Auguste Comte lui-même proposa et développa dans sa seconde philosophie. On sait que le fondateur du positivisme, sous l’empire de préoccupations esthétiques et religieuses, finit par chercher dans l’amour, lui aussi, non-seulement le principe de l’art et de la morale, mais celui même de la cosmologie. « Le supérieur, disait-il, ne saurait provenir de l’inférieur et l’explique au contraire. » M. Ravaisson adopte cette formule, selon lui « profonde. » Il n’a pas de peine à y reconnaître, d’abord le principe de finalité esthétique et morale, admis par les Platon, les Aristote, les Leibniz, puis le principe de causalité, selon lequel il ne saurait y avoir plus dans l’effet que dans la cause. Le progrès est un perpétuel passage de l’inférieur au supérieur ; il semble donc que tout espoir de vrai progrès soit interdit au monde, s’il n’existe pas déjà une perfection éternelle, source à laquelle le monde même puise ce qu’il acquiert de beauté et de bonté.

Quelle est l’exacte valeur de la formule toute platonicienne proposée par A. Comte et dont le livre entier de M. Ravaisson est comme le développement ? — Au sens propre des termes, cette