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autres arts, des idéalistes et des réalistes ; les uns feront consister le beau et le bien dans l’impalpable, les autres dans le palpable. Il y aura aussi des contemplatifs et des actifs, et les premiers seront plus nombreux que les seconds, l’art étant de sa nature une contemplation. Il existe une sorte de quiétisme esthétique qui se rallie facilement à l’optimisme métaphysique. Pour éviter ces divers écueils et arriver à un critérium plus sûr, il faudra en revenir tôt ou tard à des raisons d’ordre expérimental, qui réduiront alors à une sorte de sinécure, dans la science des mœurs, le rôle de l’absolu, de la beauté incréée et de l’amour transcendant. Ce sont là des questions que M. Ravaisson, dans sa rapide esquisse, n’a pu aborder. Ce qui est certain, c’est que les idées d’amour surnaturel et de sacrifice, portées jusqu’au mysticisme, ont toujours produit dans l’histoire l’intolérance religieuse, un simple amour de « protection » chez les puissans et un amour de « soumission » chez les petits, plus souvent encore l’oppression des petits par les grands, enfin, comme dit M. Renan, le renoncement à son droit et en définitive le sacrifice de la personnalité.

Sacrifice, tel est le dernier mot de cette morale comme de cette métaphysique. Nous avons vu tout à l’heure que le monde s’explique par le sacrifice volontaire de Dieu ; la vertu s’explique maintenant pas le sacrifice volontaire de la personnalité humaine. Examinons donc si le second sacrifice peut vraiment se déduire du premier.

Déjà Lamennais, déjà le père Gratry avaient dit que « le sacrifice est la méthode morale elle-même. » — « Le sacrifice est l’unique voie qui nous rapproche de Dieu ; il est la relation nécessaire de la vie finie à la vie infinie. » M. Ravaisson croit aussi que la vraie méthode philosophique et morale consiste « à retrouver en notre conscience, au-delà de notre propre personnalité, immolée, sacrifiée, ce qui est meilleur que nous[1]. » A notre avis, il faut faire ici la même distinction que plus haut. La loi du sacrifice est vraie quand on l’interprète en un sens immanent et scientifique, c’est-à-dire quand on y voit l’expression morale de la loi mathématique de dépense qui régit le monde. En effet, le budget de force disponible étant invariable dans un univers où rien ne peut se créer ni se détruire, il faut bien que nous donnions et dépensions de nos propres forces pour conserver ou accroître la force et le bonheur de tous ; mais cette même loi, justifiée par la connaissance de la nature, devient injustifiable quand on la rattache aux spéculations transcendantes sur le sacrifice éternel de Dieu, s’incarnant dans tous les êtres pour y mourir et y ressusciter. Toute analogie disparaît alors entre les deux termes. En amour de sacrifice, s’il produit la

  1. La Philosophie en France, p. 139.