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l’Amour infini et qu’on représente s’incarnant pour racheter le mal dont il est le premier, le volontaire auteur. De toutes parts, du sein des images et des symboles poétiques, comme des formules métaphysiques sous lesquelles on le déguise, éclate le désaccord de la pensée avec elle-même. Le résultat est la destruction implicite et inconsciente, en son principe, de la moralité même qu’on s’efforce de fonder.

Concluons qu’en résumé, si la perfection de la bonté existait quelque part, elle existerait partout ; qu’il y ait un seul instant où existe un amour parfait et parfaitement puissant, et il y aura éternellement une infinité d’êtres semblables. La perfection n’est donc conçue comme réelle qu’à la condition de devenir imparfaitement puissante ou imparfaitement bonne : la réaliser, c’est la nier.

Pour pallier ce grand scandale de la bonté agissant comme pourrait le faire la méchanceté, le seul refuge est cet optimisme esthétique qui, avec Malebranche et Leibniz, se console de la souffrance universelle par la régularité, la symétrie, l’harmonie et la beauté de l’univers. Le supplice de la vie est si savamment dirigé par les voies « les plus courtes, » par les moyens « les plus simples, » par les règles les plus « immuables, » qu’il devient beau et bon : les cris de douleur, entendus de loin, se fondent en une sublime symphonie. L’éternité même des peines était, pour Leibniz, un résultat nécessaire de cette harmonie générale où tout se suit et se lie suivant d’immuables lois. « Pour choisir d’autres hommes ou autrement, dit l’auteur de la Théodicée, il aurait fallu choisir une tout autre suite générale, car tout est lié dans chaque suite… Dieu choisit le meilleur absolument. Si quelqu’un est méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait de l’être[1]. » En lisant ces dures paroles, on comprend l’indignation de Schopenhauer devant ce qu’il appelait « l’optimisme monstrueux de Leibniz. » M. Ravaisson a l’esprit trop élevé pour admettre de telles conséquences ; aussi, quelque soin qu’il prenne d’ordinaire de concilier sa pensée avec la tradition théologique, il espère, sur cette question, que la théologie elle-même admettra un jour le salut universel. « S’il est vrai, dit M. Ravaisson, que toute créature soupire vers le Seigneur, que c’est l’esprit même du Seigneur qui prie en nous avec des gémissemens ineffables, peut-il y avoir un soupir vers le Seigneur qui, tôt ou tard, ne soit exaucé[2] ? » Mais, admît-on que l’hérésie d’aujourd’hui, condamnée depuis des siècles, deviendra pour la théologie le dogme de demain, la philosophie n’aurait pas pour cela résolu le problème. On pourra toujours demander comment le soupir

  1. Théodicée Ire partie, p. 84, IIe partie, p. 122.
  2. La Philosophie en France, p. 49.