Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/424

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’universelle réciprocité d’action entre tous les êtres a pour conséquence une solidarité fondamentale entre eux, d’où résulte un rapport fondamental entre l’amour de soi et l’amour d’autrui. Supposons ce rapport établi, nous n’aurons toujours qu’une relation naturelle, et non surnaturelle, entre les êtres de la nature ou entre les membres de l’humanité ? c’est le déterminisme mutuel qui fait qu’un être, surtout un être conscient et raisonnable, ne saurait être complètement heureux sans le bonheur des autres. M. Ravaisson, lui, ne se contente pas de ce point de vue et passe sans transition à l’existence d’un principe surnaturel ; la joie produite en nous par la-possession d’un bien quelconque se change en une « grâce prévenante. » Étendant ensuite à la nature entière ce qu’il croit avoir trouvé dans la conscience humaine,. M. Ravaisson aboutit à cette définition générale de l’existence : « Une tendance ou désir qui se détermine incessamment, comme une loi vivante, à une suite réglée de manifestations extérieures, du fond de l’éternel amour. » La solution de continuité, ici encore, est évidente. Entre le désir et l’amour éternel, il y a une distance que M. Ravaisson franchit sans aucun intermédiaire. L’échelle dialectique manque toujours sous nos pieds » et, quoique M. Ravaisson présente ses conceptions comme un objet de conscience et de science, il semble que, pour s’élancer vers ces hauteurs, il ne reste que « les ailes de la foi. »

Si pourtant nous essayons de combler le vide laissé ici par le raisonnement entre la nature et le surnaturel, nous n’avons d’autre ressource, semble-t-il, que la théorie de l’amour platonique. Malgré la vive critique que M. Ravaisson a faite du platonisme, c’est au fond sur les argumens platoniciens qu’il s’appuie dans sa doctrine de l’amour absolu. On n’aime un bien moindre, selon lui, que parce qu’on aime un bien plus grand dont il est l’amoindrissement, et, de degrés en degrés, parce qu’on aime un bien infini, une beauté infinie ; d’où Platon inférait que l’existence de la beauté parfaite est démontrée par notre amour même de la beauté imparfaite ; Par malheur, la conclusion dépasse les prémisses : : si toute limite à un plaisir éveille en nous le désir de franchir cette limite pour accroître le plaisir, il ne s’ensuit pas qu’il existe actuellement un objet illimité, lequel serait la parfaite réalisation du bonheur. De plus, la conséquence contredit le principe. Que conclure, en effet, de l’insatiabilité même du désir, sinon que tout le bien possible, seul objet capable de rassasier le désir, n’est pas éternellement réalisé ? Les platoniciens, au contraire, concluent que cet objet existe déjà. Pourtant, de ce qu’un amant se complaît dans la vue de celle qu’il aime (complacentia), de ce qu’il veut son bien (benevolentia), de ce qu’il désire s’unir à elle (unio), on n’en infère pas qu’il la possède déjà, ou, qui plus est, qu’il est déjà uni à une beauté éternelle et à une