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arbitrairement comme synonyme de possession et de jouissance. En outre, ce mot n’a désigné jusqu’ici dans l’argumentation de M. Ravaisson que l’amour de soi, c’est-à-dire la tendance naturelle de l’être à persévérer dans la jouissance de son être, d’où il suit que, si la jouissance est pour lui soumise à certaines conditions extérieures, il tendra à persévérer aussi dans ces conditions ou à les rétablir quand elles seront dérangées. De quel droit M. Ravaisson change-t-il ces conditions extérieures en une sorte de personnage présent à la conscience, en un objet d’amour, ou, pour mieux dire, en un second sujet aimant qui serait uni au premier ? En outre, comment cette personne, en union d’amour avec nous-mêmes, devient-elle tout d’un coup l’amour absolu ou Dieu ? Dans cette transformation inattendue du mécanisme psychologique et physiologique en une finalité morale et théologique, il y a, selon nous, une double solution de continuité. En premier lieu, M. Ravaisson n’a pas justifié le changement soudain de l’amour de soi en amour d’un autre, de l’égoïsme initial et spontané en « altruisme, » conséquemment du désir en véritable amour. Le moyen terme qu’il intercale, à savoir la jouissance résultant de la présence d’un bien quelconque, n’implique nullement que ce bien soit une autre personne et qu’en désirant continuer de jouir, nous aimions réellement un être différant de nous-mêmes. C’est pourtant à cette conclusion que M. Ravaisson aboutit, par une sorte de changement à vue qui transforme tous les degrés de l’amour de soi en degrés de l’amour d’autrui. Ces degrés, la théologie mystique des saint Bonaventure, des Richard de Saint-Victor, des Gerson, les avait désignés sous les noms d’amor complacentiœ, benevolentiœ, unionis ; le premier qui nous fait trouver du plaisir et nous complaire dans l’objet aimé, le second qui nous fait vouloir le bonheur de cet objet, le troisième qui nous unit à cet objet et nous rend heureux de son bonheur. M. Ravaisson, par l’analyse psychologique que nous avons précédemment résumée, croit avoir montré dans tout désir ces trois degrés de l’amour : « Pour désirer, dit-il, il faut que, sans le savoir, on se complaise par avance et se repose dans l’objet de son désir (amor complacentiœ), qu’on mette dans lui en quelque manière son bien propre et sa félicité (amor benevolentiœ) qu’on se pressente en lui, que l’on s’y sente au fond déjà uni, et qu’on aspire à s’y réunir encore (amor unionis) ; c’est-à-dire que le désir enveloppe tous les degrés de l’amour. » M. Ravaisson identifie donc les degrés de l’amour de soi avec ceux de l’amour d’autrui. Le rapport du désir à son milieu, du sujet à l’objet, devient subitement une relation entre deux personnes. Il y a là une première solution de continuité. Il ne serait peut-être pas impossible de la supprimer en montrant que