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réalité de cet amour absolu, de ce « bien surnaturel, » qu’est nécessairement liée la destinée de l’humanité et du monde ?


I

Si nous essayons, avec le mysticisme esthétique, de ramener à la notion d’un absolu « transcendant » l’idée de bonté ou de beauté, nous sentons d’abord entre les deux termes une secrète opposition. — Qui dit beauté dit avant tout forme saisissable à l’intelligence, saisissable à l’intuition ; ce qui suppose à la fois, selon la formule antique, variété et unité. Il faut, dans l’objet beau, que la variété des élémens ne soit ni trop grande ni trop hétérogène pour échapper entièrement à notre imagination et à notre pensée ; il faut d’autre part que l’unité ne soit pas trop simple, trop générale, trop indéterminée pour être saisissable. La beauté proprement dite suppose une appropriation de l’objet à nos moyens de connaître et de sentir, qui en permet l’exercice à la fois énergique et facile, conséquemment agréable. Il semble alors que l’objet ait été disposé tout exprès par quelque intelligence pour exercer ainsi nos facultés et par cela même pour nous plaire : il offre dans sa forme l’apparence de ce que Kant appelait une adaptation à notre pouvoir de connaître et de sentir, une « finalité formelle. » En réalité, c’est nous qui nous sommes peu à peu adaptés à la variété et à l’unité des choses ; lorsque cette variété et cette unité ne dépassent pas notre mesure, l’harmonie du dehors avec le dedans produit un sentiment de plaisir. Telles sont, au point de vue de la science positive, les principales conditions du beau. Or aucune n’est applicable à l’idée d’absolu. Cette idée est au-dessus ou peut-être au-dessous de toute forme sensible et intelligible : elle échappe à la connaissance comme à l’imagination et à la sensibilité. Le pur absolu, à parler avec rigueur, ne peut donc être beau.

De même, le pur absolu, au sens propre des termes, n’est pas bon. En effet, l’idée du vrai bien, du bien moral, ne renferme pas seulement une conception vide et métaphysique « d’existence absolue, » « d’être par soi, » de « substance ou de cause première. » Elle ne se ramène pas même à la notion déjà plus déterminée et plus psychologique de puissance absolue, ou, si l’on préfère, de volonté voulant ce qu’elle veut parce qu’elle le veut, c’est-à-dire de liberté absolue. Un tel absolu peut être en lui-même mauvais tout comme il peut être bon : selon Schopenhauer, par exemple, la volonté absolue qui engendre le monde est déraisonnable, absurde de sa nature et, sans même le savoir, produit naturellement le mal en produisant le pire des mondes. Absolu et bien ne sont donc pas immédiatement identiques. Peut-être même l’absolu, s’il y a quelque