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éblouissans de neige : c’est comme une vision chimérique, et cependant c’est une réalité ; on peut traverser la mer pour vérifier leur présence. Le métaphysicien, lui, ne peut traverser l’océan qui le sépare de la terre inconnue ; peut-être pourtant en aperçoit-il les plus hautes cimes dans les momens où l’atmosphère intérieure est d’une transparence inaccoutumée. Peut-être aussi est-il la dupe d’un mirage. En tout cas, il ne doit pas donner ses hypothèses pour des certitudes ; c’est là, peut-être, ce qu’il nous sera permis de reprocher à M. Ravaisson, qui présente les spéculations les plus problématiques de la philosophie comme un objet de science, « d’expérience » et même de « conscience immédiate. » Il n’a d’ailleurs fait que résumer en traits rapides, mais saillans, la morale esthétique telle qu’il la conçoit. Ce serait, peut-on dire, une réconciliation entre la morale antique de la beauté et la morale chrétienne de la grâce. M. Ravaisson, en effet, propose d’abord de « définir le bien, comme le firent les Grecs, par le beau, puis le beau par l’harmonie et l’unité, ou encore par ce qui détermine l’amour, ou, par l’amour lui-même. » Ensuite, à l’exemple de Pascal, de Biran et de Schelling, M. Ravaisson considère l’amour du bien ou, pour mieux dire, tout amour véritable, Comme constituant un règne de la grâce, une vie proprement « éternelle ; » et c’est cette vie mystique qui, à ses yeux comme à ceux de Biran, est la véritable vie morale. « Ce qu’on nomme en nous le cœur étant un sens spécial et supérieur des affections dont l’amour est le fond, Pascal a pu dire : — La vraie religion est Dieu sensible au cœur. Leibniz a cru que les vertus avaient toutes la leur plus profonde origine, et c’est cette même croyance que saint Augustin avait exprimée avant lui lorsqu’il disait, non comme si l’amour dispensait de toutes les vertus, mais comme si elles devaient en jaillir toutes immanquablement : Aimez et faites ce que vous voudrez[1] ! » Aussi M. Ravaisson blâme-t-il, avec les. théologiens, « la philosophie qui se tient tout à fait à part de la religion, la philosophie réparée ; » il voit « une morale incomplète et, à beaucoup d’égards, plus étroite que celle de l’Évangile, que celle de l’Ancien Testament, que celle même du bouddhisme, » dans toute morale qui, « ne dépassant en rien le cercle de la nature et de la raison, n’irait point chercher sa racine où la nature et la raison ont la leur. » La racine commune de l’esthétique et de la morale, ajoute-t-il, est « le principe surnaturel et supra-rationnel qu’exprime, dans l’ordre religieux et moral, la loi d’amour et de sacrifice connue déjà des religions de l’Orient et que le christianisme a mise dans une si grande lumière. » Ce

  1. Discours prononcé à Louis-le-Grand en août 1873 ; p. 11.