Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garder, au milieu de la triste époque que nous avons traversée, un caractère ferme, digne, honorable, tel qu’il convient aux fonctions judiciaires. La république révolutionnaire bouleverse en un jour toute la magistrature d’un ressort. La république légale examine, étudie, s’éclaire et ne prononce qu’après avoir été pleinement éclairée. Le gouvernement agira de la sorte… Ayez-en une garantie que je me permets de dire plus élevée, c’est le sentiment de ma responsabilité envers moi-même, car je ne me pardonnerais jamais d’avoir donné sciemment et volontairement au plus ignoré des cantons de France un magistrat ou indigne ou incapable. » Cette réponse devait être le programme de tout son ministère.

M. Dufaure, qui avait échappé toute sa vie à l’action envahissante des partis, mettait son point d’honneur à créer une magistrature étrangère aux passions. L’idéal qu’il poursuivait était de former un corps savant de la législation et du droit. Il ne tolérait pas qu’une épithète empruntée à la langue des partis servit de recommandation on pût nuire à un magistrat. À Versailles, en 1871, on devine si cette austérité était faite pour plaire, et quel succès elle pouvait avoir parmi les solliciteurs qui arpentaient la rue des Réservoirs, en attendant la sortie des députés. Ce qu’on peut affirmer, c’est que chaque groupe avait son grief. En se multipliant, ces mécontentemens individuels s’annulaient quelque peu. En fait, la droite me se calma qu’en voyant grandir le mécontentement de la gauche. M. Dufaure s’absorbait et s’isolait dans ce grand travail d’examen où les hommes comparaissaient un à un devant sa conscience. Ayant sans cesse sons les yeux îles solides arrêts ou les jugemens iniques qu’un trait de plume pouvait entraîner, il ressentait toute l’émotion d’un juge à l’heure où sa voix décide une sentence. Il ne craignait point la responsabilité et la prenait tout entière ; il admirait plus que personne les qualités de M. Thiers, son courage et sa supériorité d’esprit, mais il ne tolérait pas que son universelle aptitude s’exerçât sur la justice. Plus d’une fois, le chef du pouvoir exécutif demanda à M. Dufaure des modifications dans le personnel sans pouvoir les obtenir. M. Thiers cessa de lui rien demander, sachant bien en quelles mains il laissait le domaine législatif et judiciaire. De son côté, M. Dufaure s’abandonnait à ses répugnances de plus en plus vives pour les ambitions qui, par amour l’une place, bouleversaient l’état. Il méprisait souverainement ces petitesses et lui qui ne dédaignait aucune question, se sentait plein de dédain pour les rancunes qui tenaient à des places. Il ne songeait pas aux colères qu’il amassait sur sa tête et se montrait, en cela meilleur philosophe que sage politique. Il se disait qu’à la tribune, il regagnerait facilement en autorité dans le pays ; ce qu’il