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traversons une plaine poudreuse et les grandes plantations ou palmiers de Memphis. Les enfans déguenillés courent après nous en criant : « Bakchich ! » les chiens fuient comme des chacals, la queue entre les jambes. De jolis sentiers fleuris, quelques flaques d’eau où se roulent des buffles indolens, des monticules de poussière et de débris perçant les champs cultivés, enfin le hameau de Mitrahein, voilà ce qui reste de Memphis, dont nous foulons depuis une heure le sol abandonné. Je me trompe : au fond d’un tranquille petit lac bleu, le visage à demi enfoncé dans la vase, gît un colosse renversé. C’est celui de Ramsès II, le grand Sésostris. Chaque automne, les eaux du Nil le recouvrent ; chaque printemps, l’herbe croît autour de sa belle tête sereine, que nous pouvons distinguer malgré son effondrement. De ci, de là, quelques sphinx délabrés, quelques fragmens de torses sont épars sous les arbres, mêlés aux chèvres qui paissent avidement la belle verdure touffue. La disparition de la plus ancienne cité du monde est complète. La route devient aride et, gravissant une rampe sablonneuse qui domine la plaine, elle nous mène devant un panorama d’une sévérité inoubliable. La ligne des pyramides se déploie tout entière sur la lisière du désert, depuis celles de Gizeh, à notre extrême droite, jusqu’à celles de Dachour, à notre gauche. Devant nous, Saqqarah ; un peu au-delà, celles d’Abousir. Aucune monotonie cependant, car chacune a son caractère absolument individuel dans cette chaîne non interrompue des plus grandes sépultures du monde. A nos pieds, devant, derrière, d’innombrables excavations, puits de momies, tombes ouvertes et à moitié recomblées. La pyramide de Saqqarah est à gradins et, de près, donne plutôt l’impression d’une masse informe de décombres. Nous passons sous sa grande ombre et arrivons par une cuisante chaleur à la maison arabe de Mariette, d’où il surveillait les travaux pendant les deux années que durèrent les fouilles du Sérapéum. La fraîcheur en est vraiment bienvenue. La plupart de nos compagnons, peu soucieux des souvenirs de l’antiquité, se déclarent satisfaits et ne veulent plus avancer. Nous les laissons dans leur félicité indolente et poursuivons, par une route creusée dans le sable mouvant et qui se comble tous les jours davantage, la revue des merveilles du désert. C’est la fameuse avenue des Sphinx, mise au jour par Mariette, et qui mène aux vastes souterrains du Sérapéum, creusés dans le roc pour recevoir les tombes des bœufs Apis. Quelques têtes de sphinx percent encore cette masse fluide, plus invincible que l’eau elle-même, et éternellement envahissante.

Le prévoyant organisateur de notre pique-nique a envoyé d’avance des centaines de bougies, et l’illumination de la région souterraine