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seule fidèle au devoir. Nous nous levons pour prendre congé. « Non pas, nous dit-elle, je vous garde à déjeuner avec moi, et vous allez avoir un véritable repas turc. » Nous reprenons des cigarettes, et la causerie recommence jusqu’à ce que successivement apparaissent des esclaves magnifiquement parées. Je vois reluire dans les embrasures des portes des robes roses, lilas, vert tendre, — jamais dans les harems je n’ai vu une porte fermée, — et une belle négresse vêtue de satin rouge à longue traîne vient avertir la princesse que le repas est servi. Nous la suivons à travers plusieurs salons. Des esclaves viennent à nous, tenant des bassins et des aiguières d’or, et nous versent sur les mains de l’eau de senteur ; d’autres nous tendent des serviettes brodées d’or et de soie. Dans la salle à manger nous attend une véritable surprise. La princesse a voulu me donner une fête complète. Au bout de la galerie, quatre musiciennes sont assises ; derrière elles, trois chanteuses debout. C’est un bruit assourdissant. Les quatre artistes, en satin lilas, brun, soie rose et satin bleu, aux coiffures très hautes, très ornées, jouent du violon, de la mandoline, de la cithare et du tambourin. Nous prenons nos places et la princesse me fait asseoir à sa droite ; à côté de moi se trouve, sortant je ne sais d’où, une vieille momie effrayante de laideur et de vétusté, un turban sur la tête et enveloppée d’un manteau fourré. Auprès d’elle, une enfant de sept ans, une des filles adoptives de la princesse, ravissante brunette aux yeux noirs perçans, aux cheveux coupés ras comme un garçon, sans aucun air de jeunesse dans son grave petit visage ; elle est habillée très luxueusement, un peu à l’européenne, en satin crème, mais avec des bottines à élastiques ! Une autre fille adoptive de la princesse, d’une vingtaine d’années, fort grasse, à la douce et gracieuse expression, habillée de satin rose vif, et puis Mme A… -Bey complètent le nombre des convives. Nous sommes assises autour d’un immense plateau d’argent posé sur un pied. Aussitôt une nuée d’esclaves brillamment parées nous entoure ; on nous met à chacune une belle serviette brodée d’or sur les genoux, on pousse nos chaises, on arrange nos robes et on chasse des mouches absentes au-dessus de nos têtes. Devant chacune de nous, une assiette de Chine, un verre et un gros pain plat dont la mie est enlevée. Seules, Mme A… -Bey et moi avons un couteau et une fourchette. Sur la table d’argent sont disposés des plats, des écuelles d’argent contenant des hors-d’œuvre bizarres, des raves, des fleurs. Une grande fille noire, au beau visage, vêtue de satin rouge brodé d’or, apporte une soupière d’argent qu’elle pose au milieu de la table et, armée d’une longue cuiller, nous sert à chacune une portion de fort bonne purée contenant de menus morceaux de viande. Après la soupière, la même esclave, qui est évidemment le maître-d’hôtel,