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je n’ose écrire les mille détails amusans et curieux que je remarque. La princesse habite à Choubra un palais isolé, entouré de beaux jardins. A la porte d’une double cour rigoureusement fermée, un eunuque nous reçoit et nous introduit dans le jardin, où des esclaves viennent au-devant de nous. Leur costume malheureusement n’a presque rien d’oriental. Ce sont des paletots lâches à la taille, en étoffes de toute sorte, de longues jupes à traîne d’une couleur différente et de hautes coiffures ébouriffées assez seyantes et ornées de gazes et de rubans. Elles nous font entrer dans un hall, aux canapés dorés, aux luxueux miroirs, meublé « à la franque. » D’autres esclaves nous font traverser de vastes salons, et nous annoncent à la princesse, qui vient à nous. Ma compagne se précipite pour baiser le bas de sa robe. Affectueusement, la princesse la relève, l’embrasse et me tend la main. Elle nous fait asseoir à côté d’elle, et pendant les premiers mots de la conversation en turc, j’ai le temps d’observer l’ancienne vice-reine. Les cheveux coupés à ras du cou, d’un noir à reflets bruns, auquel le henné ne doit pas être étranger, la tête entourée d’un fichu de mousseline rouge foncé, noué en turban et orné de broches de diamans, une longue robe de velours cramoisi, une veste pareille brodée d’or, de beaux bijoux, des mains d’une forme superbe, tout en elle a un grand caractère. Une esclave nous offre du café dans de petites tasses de filigrane d’or, enrichi de diamans et de rubis. Une autre nous apporte des chibouks aux longs tuyaux d’ambre, incrustés de pierreries et d’émaux. Pendant que nous causons, les esclaves, debout au fond du salon, veillent sur les moindres gestes de leur maîtresse et lui apportent des cigarettes qu’elle fume sans interruption. Les salons sont élevés, meublés « à la franque » avec des canapés et de lourds fauteuils dorés ; beaucoup de glaces, des tapis en horrible moquette, des meubles en faux laque où brillent des articles de Paris. Çà et là quelque petite merveille orientale ou un rarissime vase de Chine, égarés dans ce goût étrangement faux, et sur lesquels mes yeux s’arrêtent soulagés. Malgré les lenteurs de la traduction, la conversation de la vieille princesse est très intéressante. Elle lit beaucoup et est au courant de tout. Ses jugemens sur la politique actuelle sont très absolus. Je crois que les ingérences européennes lui sont insupportables. Les habitudes modernes lui déplaisent. Jamais, me raconte-t-elle, elle ne s’est assise, elle la femme légitime, devant son mari. Elle ne sort que pour faire de rares visites à ses nièces et n’a jamais été ni au théâtre, ni aux bazars, ni à Choubra. Lorsqu’il fait trop chaud, elle change de palais, car elle en a plusieurs. Au temps de la grande invasion du choléra, elle a soigné elle-même avec un courage héroïque les nombreuses malades atteintes chez elle, et lorsque chacun fuyait du Caire effrayé, elle est restée presque