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partout où il croyait en avoir seulement découvert l’apparence, aux regards distraits du vulgaire. Nul ne posséda mieux l’à-propos de l’éloge. On sait le mot heureux et charmant dont il récompensa Duguay-Trouin au retour de l’expédition si brillante de Rio-Janeiro : « J’ordonnai à la Gloire de me suivre, disait l’amiral, racontant avec feu son entrée de vive force dans la baie. — Et la gloire vous suivit, » observa finement Louis XIV. Ce souverain, passé maître dans l’art de régner, eût certainement aussi bien réussi à rabaisser son siècle qu’il est parvenu à lui mériter le nom de grand si, au lieu de l’encourager à l’élévation par une louange habite et discrète, il ne l’eût jamais entretenu que de son indignité. Aussi quels sentimens, quel culte, malgré ses malheurs et malgré ses fautes, il inspira jusque dans sa douloureuse vieillesse à toute une génération formée en des temps plus prospères à son image !

« J’étais à Versailles, écrivait Duguay-Trouin en 1715, quand le roi fut frappé de cette maladie mortelle qui nous l’a enlevé. : la douleur que j’en ressentis ne se peut exprimer. Dès ma tendre jeunesse, j’avais eu pour sa personne et pour ses vertus des sentimens pleins d’amour et d’admiration ; les bontés et la confiance dont un aussi grand roi avait bien daigné m’honorer m’auraient fait sacrifier mille fois ma vie pour la conservation de ses jours précieux ; je ne pus soutenir un spectacle aussi touchant et, le moment d’après qu’il eut rendu son dernier soupir, je partis en poste pour aller dans un coin de ma province donner un libre cours à mes regrets[1]. » Voilà bien, si je ne me trompe, l’accent de la vérité ; voilà l’écho sincère de l’opinion publique ! C’est sur de tels témoignages, ce n’est pas d’après les pamphlets publiés en Hollande ou forgés dans Athènes qu’il faut juger un règne : Auguste a eu les vœux d’Horace et de Virgile ; un Antonin a mérité les bénédictions de Quinte Curce ; moi je me range à l’opinion d’Arrien : « Je ne rougis point de m’inscrire parmi les admirateurs d’Alexandre. »


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Extrait d’un manuscrit conservé à la bibliothèque du dépôt de la marine et portant ce titre : Manuscrit de Du Gay Trouin lui-même, contenant ses exploits et la prise de Rio-Janeiro.