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milieu d’eux qu’il avait grandi ; c’était en eux qu’il se plaisait à voir les artisans les plus sincères et les plus désintéressés de sa merveilleuse fortune ; leur humeur capricieuse l’irritait souvent, mais son orgueil blessé ne lui avait jamais fait méconnaître de quelle source de tendresse profonde sortaient ces explosions malheureusement trop fréquentes de violence et d’indiscipline. Il essaya vainement de se raidir contre le spectacle de leur humiliation, et, presque malgré lui, finit par se rendre à leurs prières.

Quand il sort de sa tente, les cris de joie éclatent : vaincu par son émotion, il ne peut retenir ses larmes ; une voix en ce moment s’élève de la foule et lui rappelle, — affectueux et dernier reproche, — le nom donné aux épigones. « C’est vous, s’écrie le roi, vous qui êtes ma famille ! à dater d’aujourd’hui, vous devenez tous mes parens, je ne vous donnerai plus d’autre nom. » En prononçant ces mots, il ouvre les bras : Callinès, un des hétaïres, s’y précipite ; les sanglots du roi et ceux de l’armée se confondent : la paix de l’Asie est assurée. Alexandre veut prendre les dieux à témoin de cette réconciliation ; le sacrifice est suivi d’un banquet auquel viennent s’asseoir neuf mille convives choisis dans les deux nations. Les Macédoniens occupent le premier rang ; les Perses devront se contenter du second. Quand les prêtres ont invoqué la protection des dieux de la Perse et de la Grèce, la coupe circule de main en main. Les libations sont faites : tous les convives se lèvent et entonnent à la fois l’hymne des festins.

Les vétérans étaient apaisés : Alexandre jugea néanmoins prudent de donner cours à ses premiers projets ; il fit même hâter les préparatifs de départ de tous ces vieux soldats dont l’affection fantasque lui eût toujours laissé l’appréhension de quelque nouveau désordre. Il les renvoya comblés de ses dons, mais, pour mieux assurer leur retour dans la Macédoine, il voulut les placer sous la conduite de Cratère, le plus éprouvé de ses lieutenans et peut-être, après Éphestion et Eumène, le plus cher de ses amis.

Que ferait-on des enfans que ces Macédoniens avaient eus en Asie ? Le foyer paternel était occupé déjà : ne devait-on pas craindre que la présence de ces nouveaux hôtes n’y portât le trouble et la confusion ? Le préjugé invétéré de la Grèce contre tout mélange de sang étranger ne repousserait-il pas violemment ces demi-barbares des familles où leur place n’était pas marquée par les lois ? Alexandre se chargea de recueillir ces déshérités : il veillerait à ce qu’on leur apprît la langue de leurs pères, à ce qu’on les façonnât aux mœurs, aux institutions, à la tactique militaire des Grecs, et un jour, quand il rentrerait lui-même dans la Macédoine, il ramènerait à ses vétérans leurs fils dont il aurait fait des hommes.