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une contrée fertile où les satrapes font affluer de tous côtés des vêtemens et des vivres, s’y refaisant peu à peu de leurs incroyables misères et de leurs fatigues.

Les grandes épreuves étaient donc passées, mais dans quel état Alexandre, après six ans d’absence, retrouvait son empire ! Le général Bonaparte, débarquant à Fréjus, eût pu se croire, en comparaison, dans un pays ordonné et prospère. L’anarchie était partout, et si les populations eussent été d’un tempérament moins docile, les exactions des satrapes auraient probablement provoqué, longtemps avant le retour d’Alexandre, une insurrection générale. Cléandre, fils de Polémocrate, gouverneur de la Médie, et Sitalcès le Thrace, meurtriers tous les deux de Parménion, après avoir dépouillé les temples et accablé les peuples de vexations de tout genre, ne s’étaient même pas arrêtés devant la majesté des tombeaux : Alexandre les sacrifia sans hésitation à la vindicte publique. Ce rigoureux exemple n’était qu’un premier avertissement donné aux prévaricateurs ; il devait être suivi de leçons plus sévères encore. La prétendue cruauté des rois en pareille circonstance n’est-elle pas simplement le strict accomplissement du devoir qu’ils ont contracté envers les peuples ? En châtiant la tyrannie de ses officiers, Alexandre rassurait les nations qui allaient enfin respirer sous son sceptre ; il leur donnait en même temps la plus haute et la plus salutaire idée de sa puissance. On le croyait accablé par les pertes qu’avait subies son armée ; il reparaissait tout à coup dans l’appareil triomphant d’un dieu vengeur. Quelques historiens, démentis par Arrien, qui proteste avec indignation contre cette invraisemblance, ont prétendu qu’Alexandre traversa la Carmanie sur un double char traîné par huit chevaux, au milieu d’un cortège d’hétaires et de musiciens, suivi de ses soldats couronnés de fleurs et les provoquant par son exemple à l’orgie. C’est ainsi que Bacchus, si l’on en croyait la tradition, était revenu de l’Inde : après avoir égalé le fils de Jupiter et de Sémélé par ses exploits, le fils de Philippe, au dire de Quinte Curce, de Diodore de Sicile, de Plutarque, aurait voulu imiter encore le dieu qu’il affectait de prendre pour modèle par la pompe joyeuse de son triomphe. Le vin coulait à flots et, pendant sept jours, les soldats purent le puiser aux tonneaux constamment ouverts pour le boire à longs traits dans les vases de Perse et dans les cratères de Corinthe. Le désert avait été jonché de morts et de mourans ; c’étaient maintenant les routes de la Carmanie qu’on voyait bordées de cavaliers et de fantassins terrassés par l’ivresse.

Comme au gouverneur de la Cappadoce, ce récit m’est suspect : ce n’est certes pas une armée affaissée et portant encore dans sa démarche la trace des découragemens dont il fallait effacer jusqu’au