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gravelures ; il se vautrait dans l’immondice avec sérénité ; j’ai vu Antony Deschamps sortir pour éviter la fin d’une anecdote. Il cherchait à étonner, c’était là sa faiblesse. C’est à cette mauvaise habitude que j’attribue la répulsion que George Sand éprouvait pour lui, malgré la bienveillance dont elle était animée et l’indulgence qui était le fond même de sa nature. Un jour que je l’interrogeais sur Mérimée, elle me répondit : « Ne me parlez, pas de cet homme, son souvenir m’est odieux. »

il avait cependant des qualités d’un aloi irréprochable, car il eut des amis, des amis très dévoués qui l’ont suivi dans les diverses phases de son existence et toujours lui sont restés fidèles. C’est un lieu-commun de dire que l’on n’aime que ceux qui méritent d’être aimés, mais on peut affirmer que tout homme qui a des amis sincères est recommandable, et Mérimée en eut. Dans les dernières années de sa vie, lorsque la maladie de cœur dont il souffrait avait déterminé des accès d’asthme qui lui furent cruels, les médecins lui avaient conseillé de tirer de l’arc, afin de développer les muscles de la poitrine et de donner du jeu aux poumons. Rien n’était plus touchant que de le voir traverser Cannes, où il allait passer les hivers, escorté de deux Anglaises qui portaient l’arc et le carquois comme deux nymphes antiques dernière ce vieil Apollon et qui venaient exprès de Londres pour le soigner, surveiller son mal et distraire sa solitude. Il fut très lié avec Farcy, qui tomba en combattant pendant les journées de juillet, et il vécut dans l’intimité de Victor Jacquemont ; mais les lettres qu’il échangea avec lui étaient d’un tel style qu’elles ne purent trouver place dans la correspondance, publiée après la mort du voyageur. Il était bien incomplet : « Je n’aime pas les parens. — L’architecture des palais de Venise est sans goût et sans imagination. — J’abhorre les vers français. » Il le dit dans des lettres confidentielles et on peut le croire[1]. C’est qu’en effet certains sentimens lui échappaient ; il était sec et en défense contre des émotions qu’il considérait comme banales. En revanche, lorsqu’il a mangé une bécasse cuite à point ou bu un verre de vin de Porto suffisamment dépouillé, il est vibrant de poésie et chante hosannah. Cet homme d’esprit eut la manie baroque, d’apprendre le grec aux femmes qui l’accueillaient. Il leur offrait la grammaire de Burnouf, leur donnait, des répétitions et de temps en temps venait les interroger sur les aoristes seconds ou sur les verbes en λώ, μώ, νώ, ρώ (lô, mô, nô, rô). Si ridicules que fussent ses tentatives, il y persistait avec la ténacité d’un cuistre :

Ah ! pour l’amour du grec, souffrez qu’on vous embrasse !
  1. Mérimée semble ne rien comprendre à la poésie : Victor Hugo est fou, Baudelaire est fou, Pônson du Terrail seul est intelligent. Est-il de bonne foi ? Se moque-t-il de la femme à laquelle il écrit ? Voyez les Lettres à une Inconnue.