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mais cette compassion s’évanouissait lorsque j’étais réduit au supplice de l’entendre.

Extérieurement, ce pauvre homme ressemblait à un héros d’Hoffmann, et il est possible que sa forme biscornue ait été pour quelque chose dans le perpétuel malaise de son esprit. Maître Coppelius devait être ainsi, de mouvemens brusques, de face abrupte et de genou pointu. Un autre personnage, qui vint se fixer à Paris vers la fin de la restauration et qui eut quelque influence dans la société du temps de Louis-Philippe, était, avec d’autres apparences, tout aussi fantastique que Laurent-Jan : c’était le docteur Koreff, qui rappelait le conseiller Crespel du Violon de Crémone. Petit, lippu, clignant de l’œil, coiffé d’une perruque à l’enfant, moitié chiendent, moitié filasse, vêtu à la diable, racontant lentement, d’un accent germanique, des drôleries où la saillie ne manquait pas, viveur effronté, sceptique et bas sur jambes, il arrivait de Berlin, où il avait été un des sept du club de Sérapion qu’Hoffmann présidait, — sous la table. Sa situation était spéciale ; recommandé par Humboldt à Cuvier, qui l’avait accepté et patronné, il s’était lié avec Loève-Veimars, qui l’avait mis en relation avec les gens de lettres et les artistes ; médecin de l’ambassade de Prusse, il avait été présenté par son ambassadeur dans les meilleurs salons de Paris ; or le monde, très réservé avec les Français, est plein de bienveillance pour les étrangers ; on les accueille, on les reçoit, on les choie, ça ne tire pas à conséquence, et le docteur Koreff devint la coqueluche de plus d’un lieu de bonne compagnie. Sa laideur et son débraillé furent de l’originalité, son cynisme fut de l’esprit, son baragouin lui donna des charmes ; Koreff fut à la mode. Les femmes faisaient les yeux blancs et disaient : « Connaissez-vous le docteur Koreff ? il est délicieux ! »

Il y avait une Mme Koreff, mais on n’en parlait guère, quoiqu’elle se montrât beaucoup. Elle était camarde, grêlée et rebondie ; sur sa poitrine, tendue de satin noir, serpentait une énorme chaîne en or soufflé, la boucle de sa ceinture était étincelante et le point de jonction de son tour brun était dissimulé par une ferronnière en émail. Elle regardait les gens à travers un gros binocle reluisant et portait de fortes bajoues autour desquelles se bouffissait la chair de ses mains molles. Elle figurait assez bien une idole, quelque Taroa des îles Sandwich, parée pour un jour de fête. Quand elle passait dans son landau, trop bas sur essieu, elle avait l’air d’être traînée dans une baignoire à deux chevaux. Parfois le docteur Koreff et sa femme se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans la grande allée des Champs-Élysées ; on les regardait, on les suivait et l’on se demandait de quel théâtre de marionnettes ces deux fantoches avaient pu sortir. Quelque chose de mystérieux