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Gros s’est noyé le 25 juin 1835, — il avait soixante-quatre ans, — mais il y avait longtemps qu’il mourait ; tout ce qu’il avait aimé, admiré pendant sa jeunesse s’en allait.

: Gaîment à coups d’épingle ou bien à coups de pieds,


on dépeçait ses croyances les plus chères : David, perruque ; Guérin, perruque ; Gérard, perruque ; Girodet, perruque ; Raphaël, poncif ; Léonard, rococo ; seul Michel-Ange avait quelque truculence et Titien ne manquait pas de ragoût. Il prenait au sérieux ces turlutaines et s’en désespérait. Il se bouchait les oreilles quand il entendait dire que la Naissance d’Henri IV, par Eugène Devéria, dépassait les plus belles toiles de l’école vénitienne. Son atelier jadis si fréquenté, si glorieux se dépeuplait ; bientôt il n’y resta plus qu’un élève. Cet élève, il le choyait, il le conseillait avec tendresse ; un jour il entra inopinément dans l’atelier, l’élève n’eut pas le temps de cacher le tableau qu’il esquissait : un clair de lune ; sur un balcon gothique, d’où pend une échelle, une jeune fille tend les bras vers un jeune homme en justaucorps, à panache, en souliers à crevés. Gros dit : « Qu’est-ce que c’est que cela ? » L’élève un peu confus répondit : « C’est Roméo et Juliette. — Ah ! reprit Gros, du Shakspeare ! et notre pauvre Homère, nous n’y pensons donc plus ? »

Ceux qui l’avaient, poussé dans la mort lui firent des funérailles magnifiques, on traîna le corbillard, on porta le cercueil, on fit des discours et on s’aperçut, un peu tard, que l’on avait tué un grand homme.


XXIV. — LES UNS ET LES AUTRES.

On se souvient de l’exposition universelle de 1855, j’entends l’exposition des beaux-arts, qui fut d’une richesse exceptionnelle. L’école anglaise se dénonçait à nous pour la première fois dans son ensemble et la grande école décorative allemande nous montrait par le carton de la Tour de Babel, de Kaulbach, comment il sied d’interpréter l’histoire dans les arts plastiques. L’intérêt de la France semblait concentré dans les salles spéciales où Ingres, Delacroix, Decamps avaient exposé leurs œuvres. Ce fut une révélation. On vit d’un seul coup d’œil l’effort considérable que notre école avait accompli et comment, partie de David, qui fut son premier chef à la fin du XVIIIe siècle, elle était arrivée, de progrès en progrès, à ouvrir des voies nouvelles où chacun avait été libre de s’engager selon ses affinités et avec son génie particulier. Nul rapport, nul point de contact entre Delacroix, Ingres et Decamps, et en chacun d’eux cependant on sentait un artiste dont la puissance n’était pas