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il m’écrivait : « En France, il n’y a plus d’hommes. On a systématiquement tué l’homme au profit du peuple, des masses, comme disent nos législateurs écervelés. Puis, un beau jour, on s’est aperçu que ce peuple n’avait jamais existé qu’en projet et que ces masses étaient un troupeau mi-parti de moutons et de tigres. C’est une triste histoire. Nous avons à relever l’âme humaine contre l’aveugle et brutale tyrannie des multitudes. C’est une noble lâche où je crois X… appelé à jouer un beau rôle par son sentiment profond et énergique de l’orgueil et de la dignité qui convient à un être libre ; qu’il se souvienne de Byron ! » Ces sentimens étaient sérieux chez Lanfrey ; l’admiration banale et la servilité des foules le révoltaient. Il citait Shakspeare : « Comme il a compris l’âme du peuple ! disait-il ; rappelez-vous la scène où Bruius, au forum, explique l’assassinat du grand Jules, ; un citoyen s’écrie : « Vive lord Brutus ! Nommons-le César ! » Et ce même citoyen, après avoir entendu Antoine, s’écrie : « Des tisons ! des tisons ! chez Brutus ! chez Cassius ! Allons, brûlons tout ! » — Il ne se laissait pas prendre aux surfaces, pénétrait jusqu’au fond et interrogeait les élus de la popularité avant de s’incliner devant eux. Il a prononcé des mots qui restent ; c’est lui qui a appelé la coterie des libres penseurs les jésuites de l’athéisme et qui a dit de la délégation de Tours qu’elle était la dictature de l’incapacité. Il me semble qu’il redoutait le joug et qu’il était fait pour ne combattre qu’en partisan, partisan redoutable et ne reculant guère. Dans la discussion, il ne restait pas toujours maître de lui ; les argumens affluaient, les paroles se pressaient sur ses lèvres, un léger défaut de prononciation s’accentuait et parfois il arrivait à bredouiller. Sa vie, qui a été courte et bien remplie par le travail, n’a, je le crains, été qu’une déception. Sa barque était à flot, mais, en réalité, il ne savait vers quel port la diriger. On dirait que, se trouvant déclassé ou méconnu sous tous les régimes, il les a tous boudés, sinon combattus. Il avait commencé une Histoire de Napoléon Ier. Dans cet être multiple, il vit surtout les côtés défectueux et s’étudia à les mettre en lumière. Il était encouragé à ce travail par des hommes qui cherchaient à porter préjudice à Napoléon III ; il s’y appliqua et obtint un très vif succès. La guerre interrompit la publication de ce livre ; lorsque la paix nous fut imposée, Lanfrey était député et M. Thiers chef du pouvoir. L’historien du Consulat et de l’Empire l’envoya à Berne en qualité de ministre plénipotentiaire. C’était le pourvoir d’une haute situation que justifiait son mérite ; mais c’était l’éloigner des assemblées délibérantes, où il pouvait être un adversaire acerbe, et c’était le mettre dans l’impossibilité de continuer, de terminer un livre qui était à la fois une concurrence et une réfutation. En langage de proverbe, cela s’appelle