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rappelle devant ces « deux néans » couverts d’habits magnifiques, les personnages mystérieux, somptueux et pitoyables des mosaïques de Ravenne, — l’empereur Justinien et l’impératrice Théodora de l’église San-Vitale, ces corps émaciés, ensevelis sous de raides et pesantes chapes d’or, ces fronts étroits opprimés par l’édifice du diadème, ces visages exsangues dévorés par de grands yeux, ces yeux immobiles aux cornées blanches et ternes… Voilà ce qui reste, au vie siècle, de l’humanité figurée, alors que l’artiste a depuis longtemps quitté l’étude du modèle ; — et voilà ce qui reste de l’humanité dramatique dans l’œuvre d’un grand poète, un demi-siècle après qu’il a recommandé « l’observation perpétuelle de la nature » et déclaré que « le caractère du drame » était proprement « le réel ! »

Ainsi le désaccord entre la doctrine et l’imagination est allé s’aggravant. Plus que jamais le décor et les costumes ont la prétention d’être exacts : voilà pour la doctrine ; plus que jamais les créatures du maître sont des abstractions de sa fantaisie : voilà pour l’imagination. Ces abstractions costumées sont d’un effet grandiose : de même les fantômes splendidement drapés de Ravenne. Mais de même qu’on voit clairement que ceux-ci sont des fantômes et n’ont sous leurs manteaux ni muscles ni os, de même on voit que ces abstractions sont des abstractions, et sous leurs costumes on ne s’avise même pas de chercher aucune réalité ni aucune vraisemblance. A quoi bon, puisque ce sont des abstractions, examiner si les personnages dont elles portent les noms ont commis ou pu commettre les actes qui leur sont attribués ? A quoi bon s’informer si Torquemada put rencontrer en Italie François de Paule qui, à cette époque, habitait la France ? A quoi bon vérifier s’il n’a pas été nommé grand inquisiteur par Sixte IV, et non par Alexandre VI, lequel par surcroît est séparé de Sixte IV par Innocent VIII ? A quoi bon ces chicanes ? Le poète avait besoin de confronter l’abstraction qu’il a nommée Torquemada avec ces deux autres à qui convenaient les noms de François de Paule et d’Alexandre VI. Il s’est passé cette fantaisie ; j’en regarde seulement l’effet. Il eût fait se rencontrer l’inquisiteur avec Hérode et Robespierre ou Daniel et Fénelon que je n’en serais pas autrement choqué : je sais que pour lui tous les personnages de l’humanité sont également familiers et contemporains, à peu près comme pour l’astronome toutes les étoiles se projettent à une même distance sur une sphère idéale. L’histoire n’est plus pour lui qu’un magasin de noms, où il prend de quoi décorer ses chimères. Il use et abuse de ce privilège que Goethe a reconnu par deux fois au poète, dans ses Entretiens avec Eckermann, à propos des tragédies de Manzoni, et, d’une façon plus explicite encore, dans son opuscule sur l’Art et l’Antiquité : « Il n’y a point, à proprement parler, de personnages historiques en poésie ; seulement, quand le poète veut représenter le monde qu’il a conçu, il fait à certains individus qu’il rencontre dans l’histoire l’honneur