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supprimait un scandale et ne s’inquiétait nullement d’assurer leur salut. Comment l’aurait-elle fait ? L’interprétation du poète, si éloignée qu’elle soit de la vérité historique, l’est encore plus de la vraisemblance humaine : elle est justement contraire à la psychologie du chrétien. Comment un chrétien pourrait-il croire qu’en brûlant un hérétique, il le sauvera contre son gré ? Pour que la douleur de la chair profite à l’esprit, il faut que l’esprit l’accepte et l’offre au Seigneur ; le supplice n’a pas la valeur morale du martyre, et le ciel n’admettra pas ce racheté malgré lui.

Donc ce Torquemada n’est ni vrai, ni possible ; les figures qui l’entourent ne le sont pas davantage. On connaît le procédé d’évocation du poète. Sans cesse hanté par l’hallucination du contraste, il imagine d’ordinaire les êtres moraux par couples ; chacun, nous l’avons dit, n’est le plus souvent qu’une abstraction double, mais chacun aussi n’est que le contraire, ou du moins le pendant d’un autre. Torquemada est le personnage central du drame : les autres, disposés autour de lui, n’empruntent que de lui leur raison d’être, et, s’ils déterminent à leur tour deux ou trois comparses, c’est de lui seulement qu’ils en tiennent le pouvoir. Représentant de l’idée religieuse, il a par ici ce pendant : le roi, — Ferdinand doublé d’Isabelle, représentant de l’idée monarchique. Représentant de la terreur dans le drame, il a par là ce pendant, le représentant de la pitié : le couple candide et gracieux de don Sanche et de dona Rose, — deux enfans qui l’ont sauvé lorsqu’il était condamné à périr au fond d’un in-pace, qu’il a juré de sauver à son tour, et qu’il sauve en effet, à sa manière, en les livrant au feu parce qu’ils ont pour forcer son cachot employé le fer d’une croix. Représentant de la cruauté catholique, il a de ce côté ce pendant, le représentant de la mansuétude chrétienne : François de Paule. Entre les deux, convaincus également, il faut un sceptique : ce sera un pape ; un pape : ce sera Borgia. Voyez-vous les contrastes, — entre les personnages, et dans l’âme de tel ou tel ? Don Sanche et doña Rose, pour les rattacher au roi, auront un grand-père, vieux coquin recuit dans tous les poisons de la vie de cour : du jour où ce démon se connaît un petit-fils, il devient un ange :

: Je vivais pour le mal, je vivrai pour le bien !


Le drôle est contemporain de Lucrèce Borgia : il y paraît. Il paraît aussi que le poète n’a pas changé sa façon. Loin de la changer, il y persévère, toujours avec plus de rigueur. Les personnages de ce dernier de ses drames sont singulièrement plus abstraits, plus éloignés de la vérité, plus reculés de la vraisemblance que ceux de ses drames d’autrefois. Et comment seraient-ils autres, ne tenant, je le répète, que d’une abstraction centrale la raison de leur semblant d’être ?