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observateur, quelle spéciale qualité de mère une pareille femme peut offrir ; entre ces sentimens contraires, il ne se soucie pas d’introduire une série de sentimens moyens. A quoi bon ? Il a naturellement combiné une antithèse ; il croit sincèrement avoir constaté une synthèse ; il voit déjà la préface qu’il écrira pour la pièce, — où la synthèse sera recommandée, prônée, annexée. En attendant cette préface, sans se mettre en peine d’autre chose, il passe tout de suite à l’habillement de son antithèse et puis à son logement : il s’occupe du costume, et puis du décor, avec conscience, avec scrupule. Comment douter que cette Lucrèce soit vraisemblable et même vraie ? Comment nier qu’elle soit humaine puisqu’elle est contradictoire et, par surcroît, historique ? Qui donc, je vous prie, sinon la propre fille du pape Alexandre VI, nous apparaîtrait dans cette salle du palais ducal de Ferrare ? Car c’est bien ici le palais ducal de Ferrare : voici les « tentures de cuir de Hongrie frappées d’arabesques d’or, » voici le « fauteuil ducal en velours rouge, brodé aux armes de la maison d’Esté. » Et pourtant, nous de sang-froid, pour qui la beauté d’un contraste n’est pas le caractère de sa réalité, nous ne pouvons nous tenir de murmurer tout bas que la vilenie morale toute pure et l’amour maternel tout pur sont deux abstractions, que cette Lucrèce du poète n’est qu’une abstraction double et, qui pis est, monstrueuse, — et partant plus chimérique, sous son nom de synthèse, dans son costume et dans ses meubles, que les personnages de la tragédie classique, ces exemplaires de l’humanité simplifiée par l’analyse, ces « types d’une idée purement métaphysique qui se promenaient solennellement sur un fond sans profondeur ! »

Tel est le désaccord entre la doctrine du grand dramaturge romantique et son œuvre, et ainsi s’explique-t-il. La doctrine, qui est juste, procède par une sorte de méprise heureuse du tour particulier d’imagination du poète ; et l’œuvre, qui procède logiquement de ce tour, est contraire à la doctrine. Quelques changemens qu’aient subis, en un demi-siècle plus qu’achevé, la philosophie de Victor Hugo et son style, ce tour d’imagination est resté le même, et ce désaccord entre la doctrine et l’œuvre n’a fait qu’empirer : Torquemada nous en offre un singulier document.

Quelle antithèse morale le père de Triboulet et de Lucrèce a-t-il imaginée cette fois ? Au bénéfice de quelle idée a-t-il prétendu en concilier les élémens ? Malgré le titre de l’ouvrage, qui sonne comme le cri d’un instrument de torture, il était possible de nommer cette idée à l’avance, pour quiconque avait suivi le mouvement de la philosophie de l’auteur : c’est l’idée d’humanité. Le mot, dans ses deux sens, est également cher au poète, — qu’il désigne le genre humain ou le sentiment de bienveillance que l’homme doit éprouver pour ses semblables. La Légende des siècles, le dernier ouvrage de Victor Hugo où son génie