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avec un héros qui a la cervelle un peu fêlée et de l’employer à ses desseins. Cavour s’est tiré de cette épreuve à son honneur, il a su se servir de Garibaldi ; c’est peut-être le triomphe de son habileté. On croira sans peine qu’il le goûtait peu ; il l’appelait : questo pazzo. Quelle sympathie un homme d’un génie si souple et d’un lumineux bon sens, accoutumé à préparer les événemens de loin, à s’inspirer des situations, à ne rien abandonner au hasard, pouvait-il ressentir pour un fanatique à l’esprit étroit et tenace, dont les entêtemens mystiques poussaient à bout sa patience et qui jouait un jeu à tout perdre ? Quelle entente était possible entre ce civilisé par excellence et cet incorrigible Huron ? Le roi Victor-Emmanuel lui voulait plus de bien. A la finesse héréditaire et proverbiale de la maison de Savoie il joignait le goût des aventures, les casse-cou ne lui déplaisaient point. Il traitait avec le solitaire de Caprera par des agens subalternes, obscurs, souvent honteux ; plus d’une fois des accords importans furent conclus dans des endroits mal fréquentés, où l’on fait d’ordinaire autre chose que de la politique. Cavour affectait de fermer les yeux, se réservant le bénéfice d’inventaire.

On a vu dans ce siècle deux grands ministres qui s’entendaient également à se servir de leur souverain, mais leurs procédés étaient bien différens. M. de Bismarck s’est toujours chargé lui-même des entreprises douteuses, des besognes compromettantes de la politique occulte. Il était censé agir à l’insu de l’auguste personnage dont il possédait la confiance et à qui appartenaient les suprêmes décisions. Désirait-il tirer son épingle du jeu, se faire relever d’engagemens qui l’incommodaient, il alléguait les résistances, les opiniâtres refus de ce roi trop scrupuleux qui ne voulait entendre à rien. Le comte de Cavour s’y prenait tout autrement ; il laissait au roi Victor-Emmanuel la tâche de négocier secrètement avec la révolution. Quant à lui, il n’avait rien vu, rien entendu, il ignorait tout, et il pouvait se glorifier devant la diplomatie européenne de la parfaite correction de ses desseins, de sa parole et de sa conduite. On assure qu’il se souciait médiocrement de l’annexion précipitée de Naples et de la Sicile ; il jugeait que le fruit n’était pas mûr, qu’avant de le cueillir il importait de constituer fortement le royaume de l’Italie du Nord. Le roi, plus impatient que lui, donna carte blanche à Garibaldi, et Cavour se laissa forcer la main ; il n’était pas homme à bouder la fortune, à rien refuser de ce qu’elle pouvait lui offrir. Son rôle fut de sauver les apparences, de prendre ses mesures pour parer à tous les événemens ; il se tenait prêt, selon le eus, à conjurer les fâcheux effets d’une défaite ou à confisquer à son profit le succès et les marrons.

Garibaldi, qui ne se souciait point de faire les choses à moitié, s’était promis de pousser jusqu’à Rome et d’y convoquer une assemblée