Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des finances et une foule d’agens de la sûreté publique, qui tous avaient fait peau neuve. De son côté, le dictateur rendait la justice au forum et, par les temps pluvieux, dans le plus grand temple de l’univers. Il n’avait qu’un seul secrétaire et il ne sentait pas le besoin d’en avoir deux. Il n’interrompait sa besogne que pour manger à la hâte un morceau de pain et de fromage ; une fois par jour il buvait un verre de bon vin qui lui faisait oublier toutes ses fatigues. Cet honnête dictateur gouvernait si bien qu’une centaine de soldats-citoyens suffisait pour assurer l’exécution de ses décrets. Quand il donnait un ordre, les bavards se taisaient, l’Italie obéissait en silence ; d’un bout de la péninsule à l’autre, on eût entendu voler une mouche. Lorsqu’il eut vu tout cela, Garibaldi eut le chagrin de se réveiller, il se frotta les yeux, il découvrit qu’il avait rêvé, et il reprit, la tête basse, le chemin de sa demeure déserte[1].

Un Italien de beaucoup d’esprit, qui a été ministre des affaires étrangères, nous disait en 1871 : « Garibaldi est un vrai chef de tribu, un vrai Peau-Rouge, qui n’a jamais rien compris à la société. Il a la haine du gendarme, qu’il traite de sbire, la haine du juge, qu’il traite de bourreau, la haine de tout gouvernement régulier, qu’il taxe de tyrannie. En vrai sauvage, il estime qu’on n’est vraiment libre que les jours où l’on risque de recevoir une balle dans la poitrine en sortant de chez soi. Comme les sauvages, il n’a besoin de rien, et il n’est pas d’homme plus ingouvernable que celui qui n’a pas de besoins, on ne sait par où le prendre ni par où le tenir. Il ressemble encore à un sauvage par ce mélange de naïveté presque enfantine et de finesse rusée qui est dans son caractère. Il s’est fourré souvent dans des guêpiers où il n’avait que faire, mais il a toujours su s’en aller quand il fallait et comme il fallait. Il se défie de tous les fonctionnaires, de tous les ministres responsables, et il croit en Bordone. Le malheur est que son entourage n’est plus celui d’autrefois. Les Medici, les Bixio ont passé dans l’armée active ; il n’a plus autour de lui que des aventuriers qui couvrent leurs intrigues de son désintéressement, et ce simple, qui a souvent vu clair dans les imbroglios les plus compliqués, se laisse prendre à des pièges grossiers. » Le Huron du conte de Voltaire avait eu le bonheur de rencontrer le janséniste Gordon ; cet excellent instituteur lui avait dégrossi, débrouillé l’esprit, lui avait appris la vie et le monde. Garibaldi n’a rencontré aucun Gordon, aucun civilisé capable de prendre assez d’empire sur lui pour gagner sa confiance, pour le réconcilier avec la société, avec les lois écrites, avec les institutions nécessaires, et il est mort dans la peau d’un Huron.

Ce n’est pas chose aisée pour un grand politique que de lier partie

  1. Les Mille, 2e édition ; Paris, 1875, chapitre LXIV.