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que mal de la bourbe où leur médiocrité et leurs vices les condamnaient à croupir. » Il traitait les parlemens avec aussi peu de respect que M. de Bismarck lui-même. Il abhorrait les comités et les commissions, les harangueurs de tribune et les intrigans de couloirs, et il déclarait qu’une dictature honnête est le meilleur mode de gouvernement. « Pourquoi, disait-il, me pas élire par voie de plébiscite un seul honnête homme, chargé de gouverner la nation ? N’est-il pas plus facile d’en trouver un que cinq cents ? Ne prenez pas son successeur dans la même famille, et ne lui donnez pour licteurs que dix bons citoyens. Qu’importe qu’il ne soit ni administrateur ni militaire ni financier ? Il trouvera assez de gens propres à cette besogne. Essayez ce système, et vous serez débarrassés de cette foule de bavards qui assourdissent le monde et font de l’Europe une vraie tour de Babel. »

Il exprimait le fond de sa pensée quand il disait : « L’homme se prend à regretter la vie des forêts. Il n’avait alors pour nourriture que les fruits sauvages ; mais il n’était pas obligé d’endurer la hideuse présence du prêtre, du sbire, du doctrinaire, de cette nuée de harpies ou de fonctionnaires publics qui le dépouillent et le corrompent… Je ne sais en vérité si la civilisation présente, avec sa masse de ministres responsables, de préfets, de gendarmes et ses innombrables impôts, doit être préférée à la vie sauvage, indépendante et libre. » Son choix était fait depuis longtemps. Ce qui lui rendait si cher le séjour de Caprera, ce n’étaient pas les belles sources d’eau douce qui jaillissent de ce rocher de granit, ni l’ombrage des myrtes et des tamaris, ni les plantes aromatiques dont l’air était parfumé. Caprera l’enchantait parce qu’il pouvait s’y promener à son aise sans risquer de rencontrer au détour du chemin un pape, un prêtre, un tyran, un gendarme ou un doctrinaire, et qu’il lui était permis d’y adorer « l’infini délivré de tout mensonge, dans le temple de la nature, qui a le ciel pour plafond et les astres pour flambeau. » Dans cette charmante retraite, il oubliait les parlemens, les rois, les tribuns, et il faisait des songes délicieux.

Un jour il eut une vision. L’Italie de l’avenir lui apparut ; elle était entrée en possession de cette dictature honnête qui est le secret du bonheur. Il n’y avait plus ni riches ni pauvres, les désirs étaient modérés comme les fortunes, et chacun était heureux, content de son lot ; les méchans seuls tremblaient sous la verge du maître, chargé de réformer leurs mœurs. Plus de lois écrites ; un paquet d’allumettes en avait eu raison. Les prêtres avaient jeté leur robe noire aux orties et s’employaient de bon cœur au dessèchement des marais Pontins. Le saint-père, qui avait perdu ses pantoufles dorées, dirigeait les travaux, gourmandait les paresseux, leur administrait de salutaires corrections. Des voies ferrées sillonnaient la campagne en tous sens, et parmi les machinistes, parmi les chauffeurs, on pouvait reconnaître plus d’un ancien ministre