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force dans des costumes qui le torturent. Au milieu de ces violences on est quelquefois tenté de se demander s’il reste toujours le même.

La statue-portrait présente certains problèmes. Tous les personnages historiques ne sont pas également dans des conditions favorables à la statuaire : avec eux cependant on est tenu d’être vrai. Aussi, plus ceux dont on veut conserver le souvenir sont près de nous et plus la tâche est difficile. Elle est moins ingrate lorsqu’il s’agit d’hommes ayant appartenu à une époque déjà éloignée. Mais alors il faut bien connaître cette physionomie des temps dont nous avons parlé pour en signaler l’importance, heureux si, pour reconstituer son sujet, on peut avoir comme point de départ quelque tête dont la ressemblance soit acceptée ou encore mieux authentique. C’est dans ces conditions que M. Thomas a exécuté l’excellente statue de La Bruyère, et M. Allouard les Derniers Momens de Molière. Cette figure, qui obtient un si beau succès, est parfaitement présentée. Elle est très juste de caractère. Elle est simple et elle émeut. Molière repose déjà ; son esprit et son corps se sont détendus. La paix lui est venue. La pièce est finie. Qu’aurait-il à regretter ? Artiste, il meurt pour ainsi dire au bruit des applaudissemens. Homme, c’est la fin de ses peines. Philosophe, il reste impassible. Ainsi donc, ni débats, ni convulsions ; rien de ces agonies dont la scène nous donne trop souvent le détail. Nous félicitons M. Allouard d’avoir si dignement représenté Molière et d’avoir traité avec tant de mesure un sujet qui touche au théâtre.

On dit volontiers qu’aujourd’hui nous sommes prodigues de statues honorifiques. Mais peut-on contester que celle de Guillaume Budée, que celle de Rabelais, qui figurent aussi à l’exposition, n’acquittent à différens degrés une dette publique ? Les Grecs se montraient en cela beaucoup plus libéraux que nous ne le sommes. Les athlètes victorieux voyaient leurs images s’élever dans les enceintes sacrées mêlées à celles des poètes, des législateurs, des héros. La sculpture ménageait à tous les degrés l’apothéose. Pour nous, nous n’en sommes pas encore arrivés à ce point. Mais les hommes qui ont contribué aux progrès de l’humanité, qui l’ont honorée par leurs talens et par leurs vertus, illustrée par leur génie ; ceux qui ont glorifié leur pays ou qui se sont glorifiés eux-mêmes par leurs actes, ceux-là méritent de se voir assurer un honneur durable. Nous devons fixer leurs traits, en marquer le caractère et leur donner la vie inaltérable dont vivent les œuvres d’art. Un jour peut-être leurs images seront brisées, mais on les relèvera. Par instinct, notre race est idolâtre ; et malgré son scepticisme, notre